BGE 103 IV 192
 
56. Extrait de l'arrêt de la Cour de cassation pénale du 2 septembre 1977 dans la cause Favre contre Conseil d'Etat du canton du Valais
 
Regeste
Art. 3a Abs. 1 rev. VRV; Sicherheitsgurten-Obligatorium.
 
Sachverhalt
Le 9 mars 1976, à Sion, Jean-Pierre Favre a circulé au volant d'une automobile sans avoir attaché la ceinture de sécurité. Le Département de justice et police du canton du Valais l'a condamné le 24 mai 1976 à une amende de 20 fr., conformément à l'art. 90 ch. 1 LCR, pour infraction à l'art. 3a ch. 1 OCR.
Le 1er septembre 1976, le Conseil d'Etat du canton du Valais a rejeté un recours interjeté par Favre contre la décision du Département.
Favre se pourvoit en nullité au Tribunal fédéral. Il conclut à libération.
Le Conseil d'Etat se réfère aux considérants de sa décision.
Parallèlement, Favre a interjeté un recours de droit public, sur lequel il sera statué séparément.
 
Considérant en droit:
A l'appui de son pourvoi, le recourant invoque, au titre de la violation du droit fédéral, l'illégalité de l'ordonnance du Conseil fédéral du 10 mars 1975 introduisant l'art. 3a nouveau OCR.
Il fait valoir en substance que le Conseil fédéral a agi en dehors du cadre légal de la délégation prévue à l'art. 57 LCR et qu'il a de ce fait outrepassé les compétences qui lui sont attribuées par cette disposition. Il se fonde, d'une part, sur les principes généraux régissant la validité des ordonnances du Conseil fédéral et, d'autre part, sur les principes qui doivent être respectés en matière de restrictions à la liberté individuelle. Il invoque aussi l'absence d'adéquation du moyen choisi à la fin posée par la loi.
2. a) En vertu de l'art. 113 al. 3 Cst., le Tribunal fédéral est tenu d'appliquer les lois et les arrêtés de portée générale qui ont été votés par l'Assemblée fédérale ainsi que les traités que celle-ci aura ratifiés. Le droit fédéral dont le Tribunal fédéral est chargé d'assurer la juste application en dernière instance comprend, outre les actes législatifs émanant des Chambres fédérales ou sanctionnés par elles, toutes les dispositions d'application prises dans les ordonnances du Conseil fédéral ou par d'autres autorités fédérales, à la condition qu'elles trouvent leur fondement dans les actes législatifs précités. Il appartient donc au Tribunal fédéral de décider si les dispositions d'application des actes législatifs respectent le principe de la légalité (cf. ATF 100 Ib 475, ATF 99 Ib 165, ATF 99 Ib 62) et d'interdire leur application si tel n'est pas le cas (ATF 97 II 272 consid. 2 litt. e et cit.). Si le contrôle de la légalité d'une disposition d'exécution intervient d'office, il ne s'étend pas aux questions d'opportunité (ibid.).
Une ordonnance d'exécution proprement dite ne doit pas déborder du cadre de la loi; elle n'a par définition pas d'autre fonction que d'en préciser certaines dispositions, d'en combler le cas échéant les véritables lacunes et de fixer, lorsque c'est nécessaire, la procédure applicable. En revanche, elle ne saurait contenir des dispositions nouvelles qui étendraient le champ d'application de la loi en restreignant les droits des administrés ou en imposant à ceux-ci des obligations, même si ces règles sont encore conformes au but visé par le législateur (ATF 99 Ib 165, ATF 98 Ia 286 consid. 6, ATF 97 II 272 consid. 2 litt. c).
Une ordonnance qui étendrait le champ d'application de la loi ne serait toutefois pas de ce seul fait contraire à celle-ci. En effet, il n'est pas rare que le législateur autorise ou même charge le pouvoir exécutif de fixer lui-même dans une certaine mesure la portée de l'acte législatif en édictant des règles primaires qui seraient normalement du ressort de la loi (par exemple aux art. 364 et 397bis CP, dans l'AF du 19 décembre 1975 sur la politique du marché de l'argent et du crédit, l'AF du 8 octobre 1971 sur la sauvegarde de la monnaie, l'AF du 19 décembre 1975 sur la surveillance des prix, etc.; cf. item les exemples donnés par J.-F. AUBERT, Traité de droit constitutionnel suisse, II Nos 1520, 1526). Dans ce cas, l'ordonnance, dite de substitution, doit être fondée, par définition puisqu'elle est dépendante, sur une délégation législative expresse, encore que celle-ci puisse être assez large (dans les arrêtés conjoncturels notamment).
L'illégalité d'une ordonnance dont l'objet serait plus étendu que la stricte application de la loi ou qui sortirait du cadre d'une délégation expresse ne peut être invoquée que par voie d'exception, c'est-à-dire par le biais d'un recours dirigé contre une décision d'application (ATF 99 Ib 165, ATF 92 I 431 consid. 3). C'est pourquoi le pouvoir de contrôle du Tribunal fédéral sur ce point est le plus souvent exercé par les sections qui ont au premier chef la fonction de vérifier en dernière instance l'application du droit fédéral proprement dit, c'est-à-dire par les deux Cours civiles, par la Chambre des poursuites et des faillites, par la Chambre de droit administratif et par la Cour de cassation (ATF 97 II 272, ATF 99 III 78 consid. 5a, ATF 100 IV 99 consid. 2, ATF 99 IV 39 consid. 2b ainsi que les arrêts précités), et cela bien qu'il s'agisse, strictement parlant, d'une question relevant de la séparation des pouvoirs et donc du droit public.
b) En édictant l'art. 3a OCR, par son ordonnance du 10 mars 1975, le Conseil fédéral s'est fondé sur les art. 57 al. 1 et 106 al. 1 LCR.
Il saute aux yeux que l'art. 106 al. 1 LCR, qui autorise le Conseil fédéral à arrêter les prescriptions nécessaires à l'application de la loi, ne constitue pas une base légale suffisante à l'obligation contenue à l'art. 3a OCR. L'art. 106 al. 1 LCR ne donne en effet au Conseil fédéral que le pouvoir d'édicter des ordonnances d'exécution; or l'obligation de porter la ceinture de sécurité n'est pas une disposition de ce genre; il s'agit d'une règle primaire, et l'ordonnance qui l'édicte est une ordonnance dite de substitution. Une telle ordonnance doit dès lors, on l'a vu, se fonder sur une délégation spéciale du législateur, à savoir sur une autre disposition de la loi que celle qui ne confère que le pouvoir d'édicter de simples dispositions d'exécution. Il faut donc une délégation portant sur une matière déterminée.
c) La délégation spéciale invoquée par le Conseil fédéral pour fonder l'ordonnance attaquée est celle qui figure à l'art. 57 al. 1 LCR. Cette disposition prévoit que "le Conseil fédéral peut édicter des règles complémentaires de circulation et prévoir, lorsque les circonstances particulières l'exigent, des exceptions aux règles de la circulation, notamment pour des besoins militaires et pour des routes à sens unique". On doit dès lors, dans le cadre du pouvoir de contrôle revenant au Tribunal fédéral, confronter l'ordonnance attaquée à cette délégation et se demander si elle entre bien dans le cadre de celle-ci et s'y conforme.
Le seul pouvoir conféré au Conseil fédéral par l'art. 57 al. 1 LCR, et pouvant être invoqué ici, est celui d'édicter des règles complémentaires de circulation. La faculté de prévoir des exceptions aux règles de circulation dans certaines circonstances particulières, prévue dans la deuxième partie de l'alinéa, n'est en effet pas en cause ici. Il s'agit donc de savoir si l'obligation de porter la ceinture de sécurité est bien à la fois une règle de circulation et une règle complémentaire.
Sur le premier point, si l'on se réfère à la systématique de la loi, on constate que les règles de circulation, au sens des art. 26 ss LCR, régissent avant tout la façon dont les véhicules ou les usagers doivent se mouvoir ou se comporter les uns par rapport aux autres ou par rapport aux conditions de la route et de la situation générale environnante. Elles tendent principalement à obliger chacun, comme l'indique la règle fondamentale de l'art. 26 LCR, à se comporter de manière à ne pas gêner et à ne pas mettre en danger la sécurité d'autrui, Indirectement, de telles règles servent évidemment aussi à protéger le conducteur et les passagers contre eux-mêmes (notamment les art. 29, 30 al. 1 et 31 al. 3 LCR), mais aucune ne vise ce but à titre principal ou exclusif. Ainsi l'art. 29 LCR par exemple, qui est relatif aux garanties de sécurité des véhicules et qui tend à la protection du conducteur et des passagers, ne le fait que concurremment à la protection des autres usagers et de la chaussée. On ne saurait donc considérer qu'une règle comme celle de l'art. 3a OCR, dont le but essentiel et premier est d'assurer la protection de l'individu contre lui-même, constitue une véritable règle de circulation.
Si l'on examine ensuite la LCR dans son ensemble, on ne peut manquer de relever que la loi traite non seulement des règles essentielles touchant à la circulation routière, mais qu'elle aborde toute une série de détails qui apparaissent comme secondaires; ainsi l'interdiction de l'emploi du signal avertisseur en guise d'appel, alors que d'une manière générale les signaux avertisseurs inutiles ou excessifs sont prohibés (cf. art. 40); de même, l'interdiction de munir les véhicules de feux ou de dispositifs réfléchissants de couleur rouge vers l'avant ou de couleur blanche vers l'arrière (art. 41 al. 3). Cela démontre bien que le législateur a entendu établir lui-même la plupart des règles applicables en matière de circulation routière. Ce souci trouve encore son expression dans les multiples délégations faites au Conseil fédéral (cf. art. 2, 5, 8, 9, 12, 13, 15, 18, 25, 30, 32, 41, 43, 45, 52, 55, 56, 57, 57bis, 64, 72, 74, 75, 76, 78, 79, 82, 89, 103, 104, 105, 106 et 107). Comment imaginer que le législateur s'en soit remis au pouvoir exécutif dans autant d'hypothèses prévues expressément, s'il avait conféré à l'art. 57 LCR une portée aussi générale que semble l'admettre le Conseil fédéral? L'énumération qui précède donne au contraire à penser que toute prescription importante réservée au Conseil fédéral doit faire l'objet d'une norme de délégation spéciale. Le message du Conseil fédéral à propos de l'art. 53 al. 1 du projet (qui est devenu sans être modifié l'art. 57 ch. 1 LCR) conduit à la même conclusion. Il dit simplement que "les règles de circulation contenues dans la loi doivent être précisées et complétées par les prescriptions d'exécution" (FF 1955 II 45). Une telle formule tend à l'évidence à faire de l'art. 57 ch. 1 LCR une norme de délégation en vue d'édicter des ordonnances d'exécution plutôt que des ordonnances de substitution. Cette disposition ne saurait donc autoriser le Conseil fédéral à prendre par voie d'ordonnance une disposition importante, fondamentale, contraignante et controversée telle que l'art. 3a ch. 1 OCR, même si l'utilité et l'efficacité ne peuvent guère en être sérieusement mises en doute dans l'ensemble.
A la vérité, on peut se demander si l'obligation de porter la ceinture n'aurait pu trouver une base légale à l'art. 106 ch. 5 LCR. Toutefois, ce point n'a pas à être examiné plus avant, car le Conseil fédéral n'a pas entendu régler le port de la ceinture de sécurité d'une manière provisoire; en agissant dans le cadre de l'OCR, il a posé une règle permanente. On relève cependant, à l'appui de ce qui précède, que si le législateur avait entendu donner au Conseil fédéral la compétence de se substituer à lui dans des hypothèses analogues à celle qui est en cause, l'art. 106 ch. 5 précité n'aurait guère de raison d'être.
On doit donc considérer, en conclusion, que l'art. 3a ch. 1 OCR ne constitue non seulement pas une règle de circulation, mais encore qu'il ne représente pas une règle complémentaire au sens de l'art. 57 ch. 1 LCR. Cela conduit à l'admission du pourvoi pour ce motif déjà.