BGE 145 III 26
 
5. Extrait de l'arrêt de la IIe Cour de droit civil dans la cause A. contre B. SA (recours en matière civile)
 
5A_435/2018 du 25 octobre 2018
 
Regeste
Art. 2 Abs. 2 ZGB; Art. 191 SchKG; missbräuchliche Insolvenzerklärung.
 
Sachverhalt
A. Le 19 mars 2013, A. a conclu avec B. SA un contrat de prêt portant sur la somme de 105'000 fr. - augmentée des intérêts et coûts (à savoir 138'070 fr. 80 au total) -, qu'il s'est engagé à rembourser par 72 mensualités de 1'917 fr. 65, à compter du 30 avril 2013 jusqu'au 31 mars 2019. A cette époque, il travaillait en qualité de magasinier au service de C., pour un salaire net de 5'927 fr. 45 par mois.
A. a pris sa retraite le 1er décembre 2014. Il perçoit une rente AVS de 1'622 fr. et une rente de la Caisse de prévoyance de D. de 2'210 fr., à savoir 3'832 fr. par mois.
B. En janvier et en décembre 2015, la banque a refusé la proposition de l'emprunteur de rembourser sa dette à raison de 500 fr. par mois. Par courrier du 10 mars 2016, elle a résilié le prêt, se réservant le droit de poursuivre en recouvrement du solde impayé, c'est-à-dire 82'258 fr. 25 plus intérêts. Le 17 mars 2016, elle a introduit une poursuite tendant au paiement de la somme de 82'633 fr. 70 en capital; c'est l'unique poursuite dont fait l'objet l'intéressé.
Le 24 février 2017, l'Office des poursuites de Genève a avisé D. qu'une saisie de rente avait été exécutée le jour même au préjudice du débiteur et l'a invitée à retenir la somme de 990 fr. par mois.
C. Le 29 janvier 2018, le débiteur a saisi le Tribunal de première instance de Genève d'une déclaration d'insolvabilité, que cette autorité a rejetée par jugement du 8 février 2018. Statuant le 10 avril suivant, la Cour de justice du canton de Genève a rejeté le recours du débiteur.
(...)
E. Le 25 octobre 2018, la IIe Cour de droit civil a délibéré sur le recours en audience publique et l'a rejeté.
(extrait)
 
Extrait des considérants:
2.1 Aux termes de l'art. 191 al. 1 LP - dont les conditions d'application ont été rendues plus strictes lors de la révision du 16 décembre 1994, entrée en vigueur le 1er janvier 1997 (cf. ATF 133 III 614 consid. 6.1.2 et les références) -, le débiteur peut lui-même requérir sa faillite en se déclarant insolvable en justice. Cette prérogative trouve cependant sa limite dans l'abus de droit (art. 2 al. 2 CC), dont le juge doit examiner d'office la réalisation au regard de l'ensemble des circonstances du cas concret (ATF 118 III 27 consid. 3e; LANTER, Die Insolvenzerklärung als Mittel zur Abwehr von Pfändungen, 1976, p. 48, avec les citations); en particulier, une déclaration d'insolvabilité apparaît abusive lorsqu'elle a pour dessein de léser les créanciers (arrêt 5P.77/1994 du 25 mai 1994 consid. 2a, in BlSchK 1995 p. 179, avec la doctrine citée).
Ce point étant précisé, la décision attaquée échappe à la critique. Quoi qu'en dise le recourant, l'autorité précédente n'a nullement qualifié sa requête d'abusive pour l'unique motif "qu'il n'y a qu'un seul créancier", mais bien en raison du but poursuivi en l'espèce (arrêt 5A_676/2008 du 15 janvier 2009 consid. 2.1 et 2.5, avec les citations). Si la démarche du débiteur n'est, certes, pas abusive du simple fait qu'elle est dictée par un mobile égoïste, tel est, en revanche, le cas lorsqu'elle procède de l'unique but de faire tomber une saisie exécutée au profit d'un seul créancier (BRUNNER/BOLLER, in Basler Kommentar, Bundesgesetz über Schuldbetreibung und Konkurs, vol. II, 2e éd. 2010, n° 16 ad art. 191 LP; COMETTA, in Commentaire romand, Poursuite et faillite, 2005, n° 11 ad art. 191 LP; GAPANY, La faillite de la personne physique, les abus de la procédure de faillite, JdT 2018 II p. 21 lettre C, avec la jurisprudence citée). Comme l'a déjà jugé le Tribunal fédéral, si l'on devait agréer la demande de faillite volontaire de chaque débiteur qui poursuit le but de faire tomber une saisie sur ses revenus, l'art. 93 LP serait "pratiquement vidé de sa substance"; il ne saurait y avoir "libre choix entre la saisie de [revenu] et la déclaration d'insolvabilité, car les intérêts des créanciers doivent également être pris en compte"; dans ce domaine, "il ne peut s'agir de faire triompher uniquement le point de vue du débiteur" (arrêt 5P.207/1994 du 29 juin 1994 consid. 3c, in Revue valaisanne de jurisprudence [RVJ] 1994 p. 324 ss). Dans un arrêt plus ancien, le Tribunal fédéral a même affirmé que la déclaration d'insolvabilité que le débiteur présente "pour échapper à la saisie de son salaire" constitue une "manoeuvre faite in fraudum creditorum" (arrêt du 11 septembre 1926, in SJ 1926 p. 513, spéc. 518 consid. III). La jurisprudence ne s'est plus départie de cette approche (ATF 123 III 402 consid. 3a/aa, avec les citations).
Contrairement à l'opinion du recourant, le Tribunal fédéral n'exige pas, comme condition supplémentaire de rejet de la requête, que la saisie soit limitée "pendant une durée raisonnable", élément pourtant évoqué par une partie des auteurs (COMETTA, loc. cit.; GILLIÉRON, Commentaire de la loi fédérale sur la poursuite pour dettes et la faillite, vol. III, 2001, n° 30 ad art. 191 LP; d'autres ne s'y réfèrent pas: BRUNNER/BOLLER, et GAPANY, loc. cit.). Une lecture attentive de l'arrêt en discussion montre qu'il s'agit là, en réalité, d'un argument supplémentaire ("De plus"), qui est mentionné incidemment, et non d'une condition cumulative. Dans cette affaire, le Tribunal fédéral a admis au demeurant que, à supposer que ses dettes s'élèvent à 150'000 fr., le débiteur serait en mesure de les éponger "à raison de 20'000 à 25'000 fr. par an" (saisie de salaire de 1'820 fr. par mois, susceptible d'être augmentée de 320 fr.); si "ses difficultés financières se prolongeront certes quelques années encore, leur fin peut être entrevue" (arrêt 5P.207/1994 précité consid. 5b, non publié in RVJ 1994 p. 324 ss). En l'espèce, compte tenu du passif en poursuite (83'000 fr. arrondis) et de la quotité saisissable (990 fr. par mois), la durée de l'échelonnement ne serait pas "déraisonnable" en regard des chiffres retenus dans l'arrêt précité.
Enfin, même si elle ne peut être assimilée à un "fresh start" (MARCHAND, op. cit., p. 12 n. 31), la procédure instituée à l'art. 191 LP suppose que le débiteur ait l'intention de prendre un "nouveau départ" sur le plan économique (parmi plusieurs: arrêt 5A_676/2008 précité consid. 2.1; GILLIÉRON, loc. cit.). Or, selon les constatations souveraines de la cour cantonale (art. 105 al. 1 LTF), tel n'est clairement pas le but poursuivi par le recourant - à la retraite, de surcroît, depuis plusieurs années -, qui entend récupérer la totalité de sa rente afin de pouvoir mener une existence "un peu moins dure qu'au minimum vital de saisie". Sous cet angle, le rejet de la requête ne souffre pas de critique (dans le même sens: LANTER, p. 94).
En confirmant le rejet de la déclaration d'insolvabilité du recourant, les magistrats précédents n'ont donc pas enfreint le droit fédéral.