BGE 138 III 157
 
24. Extrait de l'arrêt de la Cour de droit pénal dans la cause X. contre Y. (recours en matière pénale)
 
6B_368/2011 du 2 février 2012
 
Regeste
Art. 47 OR, Art. 62 Abs. 1 SVG; Genugtuung bei Konkubinatsverhältnis.
 
Sachverhalt
A. Le 6 octobre 2008 à 7 heures, un accident de la circulation routière s'est produit à La Tour-de-Trême entre le motard A. et l'automobiliste Y. Celle-ci, en s'engageant sur une intersection, a coupé la route au motard, qui est décédé sur les lieux. Le défunt était marié avec B. mais séparé depuis 4 ans, époque depuis laquelle il vivait en concubinage avec X.
B. Par jugement du 17 mars 2010, le Tribunal pénal de l'arrondissement de la Gruyère a reconnu Y. coupable d'homicide par négligence et l'a condamnée à une peine pécuniaire de 60 jours-amende à 30 fr. le jour, avec sursis durant 2 ans. Il a admis dans leur principe les conclusions civiles de l'épouse B. et de ses enfants, dont le défunt était le père, ainsi que celles de la concubine X. et des enfants de celle-ci, et a renvoyé les précités à agir devant le juge civil.
C. Par arrêt du 30 mars 2011, la Cour d'appel pénal du Tribunal cantonal fribourgeois a rejeté l'appel pénal formé par Y. et a partiellement admis l'appel civil de celle-ci en ce sens qu'elle a accepté dans leur principe les conclusions civiles de l'épouse B. et de ses enfants, les renvoyant à agir devant le juge civil, mais a rejeté les conclusions civiles de la concubine X. et de ses enfants.
D. X. forme un recours en matière pénale au Tribunal fédéral contre cet arrêt. Elle conclut, sous suite de dépens, à sa réforme en ce sens que les conclusions civiles prises par elle sont admises dans leur principe, celles concernant ses enfants étant rejetées.
Y. a conclu au rejet du recours. La cour cantonale a déclaré n'avoir pas d'observations à formuler.
 
Extrait des considérants:
2.1 L'autorité précédente a considéré que les prétentions en réparation du tort moral émises par la recourante devaient s'examiner sous le seul angle de l'art. 47 CO. Elle a ensuite relevé que la doctrine était controversée sur le point de savoir si cette disposition permettait l'allocation d'une indemnité pour tort moral à un concubin - question laissée jusqu'ici ouverte par la jurisprudence. Evoquant le respect de la monogamie en référence à un auteur (cf. LAURENT HIRSCH, Le tort moral et la jurisprudence récente, in Le préjudice corporel: bilan et perspectives, 2009, p. 259 ss, spéc. 276), la cour cantonale a constaté que le défunt était encore marié et que son épouse était restée une amie et pouvait prétendre à une indemnité pour tort moral. Elle a dès lors estimé que le droit, dans son principe, de l'épouse du recourant à une indemnité pour tort moral excluait que la recourante puisse en obtenir une de son côté.
2.2 La recourante se prévaut de la loi fédérale du 23 mars 2007 sur l'aide aux victimes d'infractions (LAVI; RS 312.5). Un concubin peut certes, en sa qualité de proche, être une victime au sens de l'art. 1 al. 2 LAVI et l'aide à une telle victime comprend notamment la réparation morale (art. 2 let. e LAVI). Cependant, une réparation morale assumée par l'Etat (cf. art. 19 ss LAVI, en particulier 22 LAVI) est subordonnée à l'existence d'une prétention civile correspondante de la victime contre l'auteur. La LAVI n'offre ainsi pas plus de droit en réparation du tort moral que le droit civil (cf. PETER GOMM, in Kommentar zum Opferhilfegesetz, 3e éd. 2009, n° 12 ad art. 22 LAVI; CÉDRIC MIZEL, La qualité de victime LAVI et la mesure actuelle des droits qui en découlent, JdT 2003 IV p. 38 ss, § 21 p. 53 et les références citées). Elle n'est dès lors à elle seule pas déterminante pour trancher la question litigieuse.
Le concubinage étant un mode de vie désormais largement répandu, la doctrine récente est majoritairement favorable au droit du concubin d'obtenir une telle indemnité (GOMM, op. cit., n° 15 ad art. 22 LAVI et les références citées; ALEXANDRE GUYAZ, L'indemnisation du tort moral en cas d'accident, SJ 2003 II p. 1 ss, spéc. 20/21; ALFRED KELLER, Haftpflicht im Privatrecht, 1998, vol. II, p. 150; HARDY LANDOLT, Zürcher Kommentar, 3e éd. 2007, nos 413 ss ad art. 47 CO et auteurs cités; MIZEL, op. cit., n° 76 § 24; ANTON K. SCHNYDER, in Basler Kommentar, Obligationenrecht, vol. I, 4e éd. 2009, n° 9 in fine ad art. 47 CO; FRANZ WERRO, in Commentaire romand, Code des obligations, vol. I, 2003, n° 17 ad art. 47 CO; dubitatif: ROLAND BREHM, Berner Kommentar, 3e éd. 2006, nos 160 à 160b ad art. 47 CO, au vu de la ratio legis de l'art. 47 CO et du terme "famille" utilisé dans sa version française; contre: RICHARD BARBEY, Responsabilité extracontractuelle et enrichissement illégitime, JdT 2010 I p. 9, 13, qui se réfère à un arrêt de la Cour d'appel de Bâle-Ville du 14 novembre 2007, in BJM 2009 p. 35, niant le droit d'un concubin à une indemnité pour tort moral en se fondant sur le terme français de "famille" employé par l'art. 47 CO; HÜTTE/GROSS, Le tort moral, tableaux de jurisprudence comprenant des décisions judiciaires rendues de 1984 à 1996, 3e éd. 1996, I/29a, ces auteurs estimant que l'art. 47 CO ne tient pas compte juridiquement de cette nouvelle réalité qu'est le concubinage).
Même si le terme "famille" est employé, depuis l'adoption du Code des obligations, dans la version française de l'actuel art. 47 CO (ancien art. 54 CO; FF 1881 III 26), il faut lui préférer celui de "proches" ("Angehörige") utilisé depuis toujours dans le texte allemand (cf. BREHM, op. cit., n° 133 ad art. 47 CO).
Au vu de ce qui précède et de l'évolution sociétale, l'approche majoritaire précitée doit aujourd'hui être approuvée. Le concubin doit pouvoir être considéré comme un "Angehöriger/proche" et ne saurait être exclu du champ d'application de l'art. 47 CO au seul motif qu'il ne serait pas de la "famille".
La relation de concubinage stable n'est pas définie par le droit suisse. Elle doit être comprise comme une communauté de vie d'une certaine durée, voire durable, entre deux personnes, à caractère en principe exclusif, qui présente une composante tant spirituelle que corporelle et économique, et qui est parfois désignée comme une communauté de toit, de table et de lit (cf. ATF 118 II 235 consid. 3bp. 238; plus récemment arrêt 5A_613/2010 du 3 décembre 2010 consid. 2 et arrêts cités).
Dans plusieurs domaines du droit, la portée du concubinage a été appréhendée en fonction de sa durée. Ainsi, selon l'ancien droit du divorce (ancien art. 153 CC), un concubinage de 5 ans fondait la présomption que le créancier d'une contribution d'entretien, vivant dans une telle relation, tirait des avantages comparables à ceux du mariage, ce qui entraînait la perte du droit à la rente (ATF 118 II 235 consid. 3c p. 239). Sous l'égide du nouveau droit du divorce (art. 129 CC), une suspension conditionnelle de rente, déjà au moment du prononcé du divorce, a été admise au regard d'un concubinage de trois ans (cf. arrêts 5A_81/2008 du 11 juin 2008 consid. 4.1 et 5; 5C_296/2001 du 12 mars 2002 consid. 3b/bb). En matière d'aide sociale, un concubinage est considéré comme stable s'il dure depuis 2 ans au moins ou si les partenaires vivent ensemble avec un enfant commun (normes CSIAS 12/07 F.5-2; arrêt 8C_433/2009 du 12 février 2010 consid. 6.3). En droit des étrangers, il a été jugé qu'une durée de vie commune de 3 ans était insuffisante pour qu'un couple n'ayant ni projet de mariage ni enfant puisse voir considérer sa relation comme atteignant le degré de stabilité et d'intensité requis pour pouvoir être assimilée à une union conjugale et bénéficier de la protection prévue par l'art. 8 CEDH (arrêt 2C_97/2010 du 4 novembre 2010 consid. 3.3). L'art. 20a al. 1 let. a LPP (RS 831.40) subordonne quant à lui le droit du concubin à des prestations pour survivants à une durée de communauté de vie ininterrompue d'au moins 5 ans avant le décès, la jurisprudence ayant toutefois tempéré cette exigence en précisant que l'existence d'une communauté domestique permanente ne constituait pas un élément nécessaire de la communauté de vie au sens du droit de la prévoyance professionnelle (ATF 134 V 369 consid. 7.1 p. 370).
Il résulte de ce qui précède qu'on ne saurait retenir une durée prédéfinie, en deçà de laquelle un concubin se verrait automatiquement nier le droit à une indemnité pour tort moral. Si plusieurs années de vie commune sont certes un élément parlant en faveur d'une relation de concubinage stable, elles ne sont pas à elles seules décisives. Le juge doit au contraire procéder dans chaque cas à une appréciation de l'ensemble des circonstances de la vie commune afin d'en déterminer la qualité et si celle-ci peut être qualifiée de relation de concubinage stable, constituant une relation suffisamment étroite pour légitimer une indemnité pour tort moral.
2.4 Il ressort des constatations cantonales, qui lient le Tribunal fédéral, que la recourante et le défunt vivaient ensemble depuis plus de 4 ans, qu'ils avaient un projet de mariage mais devaient chacun préalablement divorcer de leur conjoint respectif, que leur relation était dense et harmonieuse et qu'il ne fait pas de doute qu'elle constituait une communauté de toit, de table et de lit. Au vu de l'ensemble de ces éléments, la recourante et le défunt doivent être considérés comme ayant formé une relation de concubinage stable, telle que définie ci-dessus, ouvrant le droit à la recourante à l'allocation d'une indemnité pour tort moral au sens de l'art. 47 CO. La cour cantonale a par conséquent violé le droit fédéral en refusant le principe d'une telle indemnité. Le recours doit être admis et l'arrêt réformé en ce sens que les conclusions civiles en réparation du tort moral prises par la recourante sont admises dans leur principe, celle-ci étant renvoyée à agir devant le juge civil, à l'instar des autres parties dont les prétentions civiles ont été admises dans leur principe. La cause est pour le surplus renvoyée à la cour cantonale pour nouvelle décision sur les frais et dépens des instances cantonales.
La Ire Cour de droit civil ainsi que les Ire et IIe Cours de droit public du Tribunal fédéral ont approuvé cette qualification dans la procédure de coordination prévue par l'art. 23 al. 2 LTF.