BGE 130 III 302
 
37. Extrait de l'arrêt de la IIe Cour civile dans la cause P. contre U. (recours en réforme)
 
5C.152/2003 du 5 février 2004
 
Regeste
Art. 764-767 ZGB, Art. 98 Abs. 1 OR; Ersatzvornahme von dem Nutzniesser obliegenden Massnahmen.
 


BGE 130 III 302 (303):

Extrait des considérants:
 
Erwägung 3
3.1 Selon l'art. 755 al. 1 et 2 CC, l'usufruitier a la possession, l'usage et la jouissance de la chose, et il en a aussi la gestion. Le devoir fondamental de l'usufruitier ressort de l'alinéa 3 de cette disposition: il doit observer, dans l'exercice de ses droits, les règles d'une bonne administration. Ce devoir de se comporter en administrateur diligent est sanctionné par la responsabilité de l'usufruitier au moment de la restitution de la chose à l'extinction de l'usufruit (PAUL-HENRI STEINAUER, Les droits réels, tome III, 2e éd., 1996, n. 2441), puisqu'il répond alors de la dépréciation de la chose dans la mesure où cette dépréciation ne résulte pas d'un usage normal (art. 752 CC). Pour le reste, les art. 764 à 767 CC fixent les devoirs de l'usufruitier quant à l'entretien de la chose ainsi qu'à la manière de l'assurer; ils déterminent aussi comment se répartissent, entre l'usufruitier et le nu-propriétaire, les charges afférentes à la chose (STEINAUER, op. cit., n. 2442 ss).
Ainsi, l'art. 764 al. 1 CC impose à l'usufruitier de conserver la substance de la chose et de faire lui-même les réparations et réfections ordinaires d'entretien. Selon l'art. 765 CC, l'usufruitier supporte les frais ordinaires d'entretien et les dépenses d'exploitation de la chose, ainsi que les intérêts des dettes dont elle est grevée, et il est tenu d'acquitter les impôts et autres redevances, le tout en proportion de la durée de son droit (al. 1); si les impôts ou d'autres redevances sont acquittés par le propriétaire, l'usufruitier l'en indemnise dans la mesure indiquée (al. 2). En outre, en vertu de l'art. 767 CC, l'usufruitier est tenu d'assurer la chose, dans l'intérêt du propriétaire, contre l'incendie et d'autres risques, en tant que cette mesure rentre d'après l'usage local dans celles que commande une bonne administration (al. 1); il paie les primes pour la durée de sa jouissance (al. 2).


BGE 130 III 302 (304):

3.2 La doctrine n'est pas unanime sur le point de savoir si, pendant la durée de l'usufruit, le nu-propriétaire peut, à côté des mesures spéciales prévues par les art. 759 à 763 CC, agir selon les art. 97 ss CO contre l'usufruitier qui ne prend pas les mesures lui incombant, en particulier quant à l'entretien ordinaire.
3.2.1 Selon la doctrine dominante, le nu-propriétaire peut mettre en oeuvre, par les voies ordinaires (art. 97 ss CO), les droits personnels qu'il a contre l'usufruitier en vertu du rapport d'obligation légal qui s'ajoute au droit réel; il peut notamment mettre l'usufruitier en demeure de procéder à l'entretien et aux réparations ordinaires, et se faire autoriser par le juge, en application de l'art. 98 al. 1 CO, à faire exécuter ces travaux par un tiers aux frais de l'usufruitier (PAUL PIOTET, Traité de droit privé suisse, tome V/1/3, 1978, p. 100; STEINAUER, op. cit., n. 2452; ROLAND M. MÜLLER, Basler Kommentar, Zivilgesetzbuch II, 2e éd., 2003, n. 3 ad art. 759 CC; PASCAL SIMONIUS/THOMAS SUTTER, Schweizerisches Immobiliarsachenrecht, Bd. II, 1990, n. 65 p. 109; HANS LEEMANN, Berner Kommentar, Bd. IV/2, 1925, n. 4 ad art. 764 CC).
3.2.2 L'opinion de la doctrine dominante est critiquée par BAUMANN, pour qui elle négligerait le fait que le nu-propriétaire n'est pas un créancier ordinaire de l'usufruitier, la relation entre nu-propriétaire et usufruitier se caractérisant au contraire par le fait que les prétentions réciproques (en restitution, en indemnisation pour les impenses faites par l'usufruitier et, le cas échéant, en dommages-intérêts) ne deviennent exigibles qu'à l'extinction de l'usufruit. Jusque-là, le nu-propriétaire n'aurait pas de prétentions exigibles en exécution contre l'usufruitier selon l'art. 97 CO, ni le droit de se faire autoriser à une exécution par substitution aux frais de l'usufruitier selon l'art. 98 CO (MAX BAUMANN, Zürcher Kommentar, Bd. IV/2a, 1999, n. 19 ad art. 759 CC).
A l'appui de son opinion, BAUMANN avance en outre les motifs suivants (BAUMANN, op. cit., n. 20 ad art. 759 CC): En premier lieu, la gestion de la chose soumise à l'usufruit incombe au seul usufruitier en vertu de l'art. 755 al. 2 CC. Deuxièmement, le droit suisse ne prévoit pas qu'en cas d'abus, l'usufruit puisse être retiré à son bénéficiaire ou racheté par le nu-propriétaire. Troisièmement, la possibilité pour le nu-propriétaire de se faire autoriser à accomplir des actes de gestion omis par l'usufruitier pourrait trop facilement conduire à des conflits d'intérêts sérieux; il ne faudrait pas oublier que

BGE 130 III 302 (305):

l'usufruit est une institution de prévoyance ("Versorgungsinstitut") et que, même en cas d'inaction ou d'incapacité de la part de l'usufruitier, ce sont avant tout les intérêts de ce dernier et non ceux du nu-propriétaire qui doivent être protégés. Quatrièmement, la possibilité pour le nu-propriétaire de se faire autoriser à accomplir des actes de gestion serait susceptible de poser nombre de problèmes pratiques, notamment s'agissant de tracer la limite entre les travaux d'entretien véritablement nécessaires et ceux qui seraient seulement souhaitables, ou entre les travaux incombant à l'usufruitier selon l'art. 764 al. 1 CC et ceux qui incombent au nu-propriétaire selon l'art. 764 al. 2 CC.
Or il n'existe aucun motif valable d'interdire au nu-propriétaire d'agir en exécution de ces prétentions pendant la durée de l'usufruit. Au contraire, il est important que le nu-propriétaire - particulièrement lorsqu'il ne peut réclamer de sûretés à l'usufruitier dont il a reçu la chose en donation (cf. art. 760 et 761 al. 1 CC) - puisse sauvegarder son intérêt à la conservation de la substance de la chose au cours de l'usufruit, sans devoir s'accommoder de la violation par l'usufruitier de ses obligations légales. Il convient ainsi d'admettre, avec la doctrine dominante (cf. consid. 3.2.1 supra), que, comme créancier de l'usufruitier, le nu-propriétaire peut mettre ce dernier en demeure de prendre des mesures qui lui incombent et, en cas d'inexécution, obtenir l'autorisation du juge à l'exécution par substitution, conformément à l'art. 98 al. 1 CO.
Ce faisant, l'intérêt de l'usufruitier n'est pas ignoré, car pour octroyer cette autorisation, le juge tiendra compte des intérêts des deux parties en appliquant les règles du droit et de l'équité: en particulier, l'exécution par substitution ne doit pas apparaître disproportionnée par rapport à l'intérêt réel du créancier (ROLF H. WEBER, Berner Kommentar, Bd. VI/1/5, 2000, n. 71 ad art. 98 CO).


BGE 130 III 302 (306):

En outre, comme l'autorisation du juge à l'exécution par substitution présuppose que l'existence d'une obligation de faire du débiteur soit établie, il faut que ce point ait été tranché préalablement au regard de prétentions précises et concrètes du créancier. Les problèmes pratiques évoqués par BAUMANN seront donc tranchés judiciairement, et le juge autorisera l'exécution par substitution des seules prétentions établies, de sorte qu'il n'y a pas à craindre que le nu-propriétaire se substitue à l'usufruitier dans la gestion de la chose.
3.4 En définitive, il y a lieu d'admettre que si, pendant la durée de l'usufruit, l'usufruitier ne prend pas les mesures lui incombant en vertu des art. 764 à 767 CC, le nu-propriétaire peut le mettre en demeure d'exécuter ses obligations, notamment de procéder à l'entretien et aux réparations ordinaires, et se faire autoriser par le juge, en application de l'art. 98 al. 1 CO, à faire exécuter ces travaux par un tiers aux frais de l'usufruitier. Dans ce cadre, le nu-propriétaire peut aussi exiger que l'usufruitier lui avance les frais des travaux, une telle avance devant toutefois être subordonnée à certaines modalités, comme l'obligation d'affecter le montant reçu aux travaux, de restituer l'éventuel excédent après l'exécution des travaux et de restituer le montant intégral si les travaux ne sont pas exécutés dans un certain délai (cf. ATF 128 III 416).