BGE 122 III 353
 
65. Extrait de l'arrêt de la Ire Cour civile du 3 octobre 1996 dans la cause I. S.p.A. contre C. SA (recours de droit public)
 
Regeste
Vorsorgliche Massnahmen im Bereich des Persönlichkeitsschutzes und des Markenrechts (Art. 28c Abs. 2 Ziff. 2 ZGB und Art. 59 Abs. 4 MSchG).
 
Sachverhalt


BGE 122 III 353 (353):

I. S.p.A. est une société de droit italien ayant pour but la production, le commerce et la distribution, en Italie et à l'étranger, de produits chimiques destinés à l'agriculture. Elle fabrique et vend, en particulier, un pesticide sous la marque X.
Au cours de la seconde moitié du mois de mars 1996, I. S.p.A. a appris qu'une quantité de 9600 kilos dudit pesticide, destinée au port de Karachi (Pakistan), se trouvait stationnée au port de Jebel Ali, aux Emirats Arabes Unis, où elle venait d'être inspectée par l'un des agents étrangers de C. SA, une société de surveillance dont le siège est à Genève. Toute cette marchandise portait des étiquettes I. de même que les documents qui y étaient joints, lesquels mentionnaient qu'I. S.p.A. était le fabricant du produit.


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Soupçonnant une contrefaçon de sa propre marchandise et un abus de la marque X., I. S.p.A. a demandé à C. SA de lui fournir les renseignements qui lui permettraient de découvrir les responsables du trafic allégué par elle ou, à tout le moins, de remonter à l'origine du produit mis en circulation. La société genevoise lui a fait savoir qu'elle refusait de divulguer les renseignements sollicités.
Par requête de mesures provisionnelles déposée le 2 mai 1996, I. S.p.A. a conclu, notamment, à ce que la Cour de justice du canton de Genève ordonne à C. SA de remettre, à l'huissier désigné par la requérante, tous les documents qu'elle détient au sujet tant de l'expédition par navire de 9600 kilos de X. à destination du Pakistan, que de l'inspection effectuée le 14 mars 1996, dans le port de Jebel Ali, sur une quantité de 200 kilos du produit susmentionné. Elle a conclu, en outre, à ce qu'un huissier soit invité à enlever les documents, à les garder sous sa surveillance et à lui permettre de les consulter et d'en lever copie.
C. SA a conclu au rejet de la requête. Elle a expliqué avoir été mandatée par la République Islamique du Pakistan pour procéder à des contrôles et à l'inspection des marchandises importées sur son territoire. Le contrat passé avec cet Etat imposait de garder le secret des affaires, conformément aux dispositions du Traité de l'Uruguay Round.
Par ordonnance du 8 juillet 1996, la Cour de justice du canton de Genève, statuant comme juridiction cantonale en matière de mesures conservatoires ou provisionnelles, a fait droit à la requête d'I. S.p.A. avec suite de frais et dépens.
C. SA a formé un recours de droit public pour violation de l'art. 4 Cst. en concluant à l'annulation de l'ordonnance attaquée.
Le Tribunal fédéral a admis le recours et annulé ladite ordonnance.
 
Extrait des considérants:
3. b) aa) Quoi qu'en dise l'intimée, il n'est nullement manifeste que la Cour de justice ait entendu fonder son ordonnance du 8 juillet 1996 sur l'art. 324 al. 1 et 2 LPC gen. en liaison avec les art. 14 LCD (RS 241), 59 LPM (RS 232.11) et 28c CC. Force est en effet de constater - et de déplorer - l'absence de toute indication, dans ladite ordonnance, au sujet de la (ou des) disposition(s) légale(s) appliquée(s). On y cherche en vain la mention de l'une des normes précitées. La recourante est donc dans le vrai

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lorsqu'elle fait état de la difficulté qu'elle a rencontrée, en l'espèce, à déterminer le fondement juridique retenu par l'autorité intimée. Etant donné les lacunes affectant, sur ce point, la décision attaquée, elle ne saurait en aucun cas se voir reprocher de n'avoir peut-être pas découvert la volonté réelle de la Cour de justice à cet égard, ni d'avoir formulé ses griefs en fonction de ce qui lui est apparu comme étant le fondement juridique présumé de la décision en cause.
A considérer la référence à l'art. 31 ch. 2 let. b de la loi d'organisation judiciaire genevoise figurant dans l'en-tête de son ordonnance, de même que les citations, dans le corps du texte de celle-ci, d'ouvrages traitant de la protection de la personnalité, l'autorité intimée semble avoir voulu se baser exclusivement sur le droit privé fédéral pour prendre sa décision de preuve à futur. De fait, les extraits des deux ouvrages reproduits dans cette décision ont trait à la conservation des preuves, telle que la prévoit l'art. 28c al. 2 ch. 2 CC, disposition qui est également applicable par analogie aux mesures provisionnelles prises en matière de concurrence déloyale et de droit des marques, vu le renvoi des art. 14 LCD et 59 al. 4 LPM. En tout cas, la Cour de justice n'invoque aucune disposition du droit de procédure genevois à l'appui de sa décision. Il y a lieu, partant, d'examiner si elle pouvait fonder sans arbitraire son ordonnance sur la norme du droit civil fédéral qu'elle a implicitement appliquée.
bb) En vertu de l'art. 28c al. 2 ch. 2 CC, le juge saisi d'une requête de mesures provisionnelles par celui qui rend vraisemblable qu'il est l'objet d'une atteinte illicite, imminente ou actuelle, et que cette atteinte risque de lui causer un préjudice difficilement réparable, peut notamment prendre les mesures nécessaires pour assurer la conservation des preuves. De telles mesures pourraient consister, selon le professeur TERCIER, dans la confiscation de documents, de photos, de dossiers, de fichiers, d'enregistrements; elles pourraient même aller jusqu'à l'injonction faite à l'intimé de fournir les informations nécessaires pour que le requérant puisse savoir s'il y a eu ou non atteinte à sa personnalité (Le nouveau droit de la personnalité, n. 1143). Dans le même ordre d'idées, l'art. 59 al. 2 LPM dispose que la partie habilitée à requérir des mesures provisionnelles peut notamment exiger du juge qu'il ordonne les mesures propres à assurer la conservation des preuves, pour rechercher la provenance des objets portant illicitement la marque ou l'indication de provenance, pour sauvegarder l'état de fait ou pour assurer à titre provisoire l'exercice de prétentions en prévention ou en cessation de trouble. En soi, c'est-à-dire quant à leur objet, les mesures ordonnées par

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la cour cantonale - remise à un huissier judiciaire de documents relatifs à un trafic prétendument illicite, à charge pour lui d'en permettre la consultation et la copie par la partie lésée - ne sortent pas du cadre assez large tracé par ces dispositions légales. De même, il n'est pas contestable que semblables mesures pouvaient être prises avant l'introduction d'une éventuelle action au fond (art. 28e al. 2 CC et 59 al. 3 let. b LPM). Toutefois, la question qui se pose en l'espèce, sur le vu des griefs articulés dans le recours, n'est pas tant de savoir si la mesure ordonnée était ou non admissible de par sa nature, mais bien si elle pouvait être imposée à un tiers n'ayant participé d'aucune façon au trafic dénoncé par l'intimée.
A cette dernière question, les auteurs cités dans l'ordonnance attaquée ne répondent nullement par l'affirmative, contrairement à ce qui semble être l'opinion de la cour cantonale sur ce point. L'interprétation systématique des dispositions légales entrant en ligne de compte n'autoriserait du reste pas une telle réponse. S'agissant de la protection de la personnalité, la qualité pour défendre appartient à toute personne qui "participe" à une atteinte illicite (art. 28 al. 1 CC; sur cette notion, cf. TERCIER, op.cit., n. 840 ss) et l'ensemble des dispositions de procédure destinées à assurer cette protection, y compris celles ayant trait aux mesures provisionnelles, doivent être interprétées dans cette perspective (cf., en particulier, les art. 28b al. 1, 28d, 28e al. 2, 28f CC). En d'autres termes, rien, dans la loi considérée, n'autorise le lésé à s'en prendre directement à un tiers, ne fût-ce qu'à titre provisoire et dans l'unique but d'assurer la conservation des preuves, sans mettre en cause l'auteur, lato sensu, de l'atteinte. L'absence de codification à ce sujet ne constitue, au demeurant, pas une lacune, dès lors que pareille mesure est étrangère aux principes généraux qui régissent la procédure civile. Il n'en va pas différemment dans le domaine du droit des marques (cf. les art. 52 à 60 LPM et, singulièrement, l'art. 55 al. 1 let. c LPM en liaison avec l'art. 59 al. 2 LPM). Que l'auteur de l'atteinte au droit de la personnalité ou au droit à la marque ne soit pas encore connu de la victime de cette atteinte ne saurait d'ailleurs justifier la mise à contribution forcée d'un tiers étranger à l'atteinte, en vue de la découverte de l'auteur, à défaut d'une base légale expresse autorisant ce mode de faire. Au reste, la voie pénale devrait fournir au lésé des armes tout aussi efficaces pour l'identification de l'auteur de l'atteinte.
En croyant pouvoir fonder sur l'art. 28c al. 2 ch. 2 CC la mesure provisionnelle ordonnée par elle à l'encontre d'un tiers n'ayant participé

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en rien à la prétendue lésion des droits de l'intimée, la cour cantonale a dès lors violé gravement cette norme juridique.
cc) Comme on l'a déjà souligné, la Cour de justice ne s'est pas appuyée sur le droit de procédure genevois pour rendre l'ordonnance litigieuse. Il est douteux, au demeurant, que le législateur cantonal ait conservé une compétence résiduelle en ce domaine, puisqu'il s'agit ni plus ni moins que de fixer le cercle des personnes susceptibles d'être visées par une décision de mesures provisionnelles dont les conditions matérielles sont réglées par le droit fédéral. Quoi qu'il en soit, la cour cantonale n'indique aucune disposition de la loi de procédure civile genevoise qui aurait pu servir de base légale à la décision attaquée. L'intimée reconnaît d'ailleurs elle-même que le "droit cantonal, bien qu'admettant les décisions de preuve à futur ..., ne précis[e] pas explicitement la mesure requise ...". Pour le surplus, les arguments avancés à ce sujet dans l'acte de recours sont convaincants et peuvent donc être retenus.
dd) En ordonnant une mesure ne reposant sur aucune base légale, la Cour de justice est ainsi tombée dans l'arbitraire. La mesure incriminée s'imposait d'autant moins que, dans sa requête ad hoc, l'intimée avait désigné expressément l'importatrice de la marchandise prétendument contrefaite - la société P., à Karachi - et qu'elle aurait pu agir directement contre cette personne morale aux fins de rechercher la provenance de la marchandise portant sa propre marque. Il y a lieu, partant, de casser la décision attaquée.