BGE 102 II 281
 
41. Arrêt de la Ire Cour civile du 8 juin 1976 dans la cause Brasserie du Cardinal Fribourg S.A. contre Compagnie genevoise des tramways électriques S.A.
 
Regeste
Art. 58 Abs. 2 SVG; Art. 37 Abs. 2 SVG und 21 Abs. 2 VRV.
 
Sachverhalt


BGE 102 II 281 (281):

A.- Le 24 juillet 1969, à 14 h 35, un accident de la circulation s'est produit sur la rue principale de Chêne-Bougeries, à l'intersection de cette artère avec le chemin de la Fontaine. A cet endroit, la rue de Chêne-Bougeries est bordée de deux trottoirs larges de 1,50 m, attenants à des maisons contiguës. Elle est large de 9,70 m et comprend, en son milieu, une voie de tramway qui laisse de chaque côté un espace de 3,40 m pour la circulation routière. Elle présente une certaine déclivité en direction de Chêne-Bourg. Le stationnement est interdit par des signaux No 231, mais il n'y a pas d'interdiction de s'arrêter.


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Un camion bâché, propriété de la Brasserie du Cardinal Fribourg S.A., était arrêté sur la droite de la chaussée en direction de Genève, devant le Café de la Fontaine, soit juste après l'intersection du chemin de la Fontaine; le chauffeur était occupé à décharger des tonneaux et des caisses de bière destinés au café. Ce camion masquait la vue, notamment pour les véhicules se dirigeant vers Genève, en raison d'une légère courbe à droite formée par la rue de Chêne-Bougeries. Il était visible d'environ 120 m, pour les usagers venant de Genève, et d'un peu moins loin pour ceux qui arrivaient en sens inverse.
En amorçant le contournement du camion arrêté, le conducteur d'un autocar italien qui roulait en direction de Genève a aperçu un tram qui arrivait en sens inverse. Il a immédiatement renoncé à sa manoeuvre et s'est arrêté sur la droite de la chaussée, derrière le camion de la Brasserie du Cardinal. L'avant gauche de la motrice du tram, dont le conducteur avait freiné en apercevant le car, a heurté l'arrière gauche de celui-ci. Les deux véhicules ont été endommagés.
A la suite d'une transaction, la Compagnie genevoise des tramways électriques S.A. (CGTE) a versé au propriétaire du car, pour le dommage matériel consécutif à l'accident, une indemnité de 57'165 fr. 70. Elle a elle-même subi un dommage matériel de 2'448 fr. 50.
B.- La CGTE a ouvert action contre la Brasserie du Cardinal Fribourg S.A. en paiement, avec intérêt, des deux sommes précitées de 57'165 fr. 70 et 2'448 fr. 50.
Par jugement du 2 mai 1974, le Tribunal de première instance de Genève a condamné la défenderesse à payer à la demanderesse les trois quarts des montants réclamés, considérant qu'il y avait lieu de réduire la responsabilité de la défenderesse de 1/4 vu les fautes respectives du chauffeur de la défenderesse et du wattman.
Saisie d'un appel de la défenderesse, la Cour de justice du canton de Genève a annulé ce jugement par arrêt du 23 janvier 1976. Partageant les responsabilités par moitié, elle a condamné la défenderesse à payer à la demanderesse 1'224 fr. 25 avec intérêt à 5% dès le 30 juillet 1969 et 28'582 fr. 85 avec intérêt à 5% dès le 30 juillet 1970.
C.- La défenderesse recourt en réforme au Tribunal fédéral en concluant au déboutement total de la demanderesse.
 


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Considérant en droit:
a) Aux termes de l'art. 37 al. 2 LCR, les véhicules ne seront arrêtés ni parqués aux endroits où ils pourraient gêner ou mettre en danger la circulation. Un véhicule gène le trafic au sens de cette disposition s'il constitue un obstacle important, propre à provoquer des accidents malgré l'attention requise des autres usagers de la route ou à entraver notablement leur circulation (ATF 77 IV 120, ATF 97 II 168).
Lorsque les véhicules ne peuvent être chargés et déchargés hors de la chaussée ou à l'écart du trafic, il faut éviter le plus possible de gêner les autres usagers de la route et mener ces opérations rapidement à terme (art. 21 al. 2 OCR). Il ressort de cette disposition qu'il peut être licite de gêner dans une certaine mesure la circulation, pour les nécessités d'un chargement ou d'un déchargement, et que les autres usagers de la route doivent s'accommoder d'une telle entrave. L'arrêt déféré

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constate à cet égard que selon l'art. 16 du règlement genevois sur la circulation publique, en vigueur au moment de l'accident, les véhicules de livraison pouvaient stationner en lieu interdit, le temps strictement nécessaire au chargement ou au déchargement des marchandises, à condition qu'il n'en résultât aucun trouble pour la circulation, et qu'à Genève, en raison de la densité du trafic automobile et des difficultés de stationnement qui en sont la conséquence, les véhicules de livraison ont toujours bénéficié d'une certaine tolérance en matière de stationnement.
b) En l'espèce, l'autorité cantonale méconnaît un élément essentiel pour l'appréciation de l'entrave apportée à la circulation par le camion de la défenderesse, à savoir que, selon les termes de l'arrêt déféré, "le camion était visible de loin: pour les véhicules venant de Genève ... environ 120 mètres, et pour ceux venant de Chêne-Bourg, à une distance un peu moindre". En arrêtant son véhicule dans ces conditions pour le décharger, sur la rue principale d'une agglomération, large de 9,70 m, le chauffeur de la défenderesse n'a pas gêné ni mis en danger la circulation contrairement aux art. 37 al. 2 LCR et 21 al. 2 OCR, compte tenu de l'attention que l'on est en droit d'exiger des usagers d'une telle artère.
Appliquant à tort l'art. 59 al. 1 LCR, alors que l'art. 58 al. 2 impose ici à la demanderesse le fardeau de la preuve d'une faute imputable à la défenderesse, la Cour de justice considère qu'"il n'a pas été démontré que le camion n'aurait pas pu se garer ailleurs (par exemple dans le chemin de la Fontaine) ou, à défaut, de manière différente (en partie sur le trottoir)". Vu l'étroitesse de la chaussée et la proximité de la bifurcation, l'arrêt du camion dans le chemin de la Fontaine aurait été beaucoup plus gênant et dangereux pour la circulation - autorisée dans les deux sens -, qu'il aurait paralysée ou du moins sérieusement perturbée. Au surplus, on ne pouvait raisonnablement imposer au chauffeur le transport de 40 à 50 colis lourds et encombrants sur une distance accrue. Quant à un empiétement sur le trottoir, qui n'est large que de 1,50 m, il aurait eu pour effet d'obstruer celui-ci et d'exposer les piétons aux dangers du "trafic intense" d'une "rue à grand transit", selon les constatations de l'arrêt déféré. Il ressort au demeurant du jugement de première instance, dont l'autorité cantonale déclare adopter l'état de fait, que "les enquêtes ne

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permettent pas d'établir si les roues du camion de la défenderesse empiétaient légèrement sur le trottoir longeant le café ou non".
Le recours à un aide-chauffeur pour accélérer l'opération de déchargement ou guider les autres usagers de la route, solution également envisagée par la Cour de justice, ne pouvait être exigé en l'espèce de la défenderesse. Il n'est prescrit par la loi que dans des circonstances ou pour des manoeuvres particulières (cf. art. 15 al. 3, 21 al. 3 OCR).
Enfin, la pose d'un signal de panne préconisée par la demanderesse et le premier juge ne pouvait pas non plus être imposée au chauffeur du camion, étant donné la distance à laquelle celui-ci était visible (art. 21 al. 3 et 23 al. 2 LCR).
c) La présence de l'obstacle constitué par le camion arrêté au bord de la chaussée n'a donné lieu à un accident que parce que le conducteur du tramway n'a pas exercé l'attention que l'on était en droit d'exiger de lui dans les conditions données. Il pouvait voir depuis plus de 100 m cet obstacle, qui obstruait la voie réservée à la circulation automobile en sens inverse; l'arrêt déféré constate que "s'il avait été attentif, (il) aurait pu apercevoir le car à une soixantaine de mètres avant le point de choc"; il savait enfin qu'au-delà de l'obstacle, la voie ferrée amorce une courbe à gauche et réduit de ce fait l'espace utilisable pour la circulation entre le bord du trottoir et les rails. Le conducteur du tramway pouvait et devait dès lors, en réduisant progressivement sa vitesse, arrêter son convoi assez tôt pour éviter le choc. L'accident était parfaitement évitable si ce conducteur avait exercé l'attention et adopté le comportement commandés par les circonstances.
d) Aucune faute n'étant imputable à la défenderesse, sa responsabilité n'est pas engagée pour les suites de l'accident survenu entre le tramway et le car, ce qui entraîne le rejet intégral de la demande. La question d'une éventuelle faute du conducteur du car n'a dès lors pas à être examinée ici.
Par ces motifs, le Tribunal fédéral:
Admet le recours, annule l'arrêt rendu le 23 janvier 1976 par la Cour de justice du canton de Genève et rejette la demande.