BGE 93 I 305
 
38. Arrêt du 17 mai 1967 dans la cause Rialto-Film AG et consorts contre Conseil d'Etat du canton de Genève.
 
Regeste
Filmzensur.
2. Eine in einem Kanton getroffene Anordnung verstösst nicht schon deshalb gegen Art. 4 BV, weil sie im Widerspruch mit einem in einem andern Kanton getroffenen Entscheid steht (Erw. 2c).
3. Eine Behörde verletzt den Grundsatz der Rechtsgleichheit durch einen Entscheid nur dann, wenn dieser mit einem von ihr selber erlassenen andern Entscheid unvereinbar ist (Erw. 4).
4. Prüfungsbefugnis des Bundesgerichts in bezug auf die Schädlichkeit eines Films. Da es sich um eine Tatfrage handelt, überprüft das Bundesgericht den kantonalen Entscheid mit besonderer Zurückhaltung; es kommt ihm nicht die Stellung einer eidgenössischen Zensurkommission zu (Erw. 3a).
 
Sachverhalt


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A.- Par décision du 21 octobre 1966, le Département genevois de justice et police, sur préavis de la Commission cantonale de contrôle des films cinématographiques, a interdit sur le territoire cantonal la projection du film "Répulsion", en indiqant les motifs suivants: "Film nocif par son climat général et le sadisme de certaines images. L'absence de motivation, en dehors de la description minutieuse d'un cas pathologique, confère à cette oeuvre un caractère d'atrocité gratuite".
Saisi d'un recours de la Société distributrice Rialto-Film AG, à Zurich, et du propriétaire de salle Eric Chasalle, le Conseil d'Etat genevois confirma le 10 janvier 1967 la décision du Département de justice et police.
L'argument du film, tel qu'il ressort de la décision du Conseil d'Etat, est le suivant: "Le film interdit a pour thème l'histoire d'une jeune femme psychopathe qui vit avec sa soeur ainée, laquelle entretient une liaison avec un homme marié. Traumatisée par cette liaison, l'héroïne glisse peu à peu dans une folie qui lui fait éprouver une véritable répulsion - d'où le titre du film - à l'égard des réalités de l'amour physique. Alors qu'elle se trouve seule pendant quelques jours, elle subit une suite de terreurs et de cauchemars. Sous l'influence de cette

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psychose, elle sera amenée à tuer successivement deux hommes qui étaient entrés dans l'appartement. A la fin, elle sera retrouvée dans un état de totale prostration, apparemment mourante ou morte".
Le Conseil d'Etat fonda sa décision sur l'article 41 du "Règlement concernant les salles de spectacle ou de réunion et, d'une manière générale, tous les grands établissements publics", du 23 novembre 1945, dont la teneur est la suivante:
"Sont interdits les spectacles contraires à la morale et à l'ordre public, notamment ceux qui représentent des actes sanguinaires ou qui sont de nature à suggérer, à provoquer ou à glorifier des actes criminels ou délictueux."
Dans l'application de ce texte, relevait le Conseil d'Etat, il tient compte des conceptions dominantes et de l'effet des films sur le public en général, indépendamment de leur valeur artistique. En l'espèce il constata, à la suite de plusieurs critiques, que "Répulsion" dépeignait avec réalisme des actes sanguinaires et contenait des scènes érotiques qui confinent à l'obscénité; il en tira la conclusion que ce film pouvait être nocif, quelque soit le message que son auteur entendait exprimer.
B.- Agissant par la voie du recours de droit public, Rialto-Film AG et Chasalle requièrent le Tribunal fédéral d'annuler l'arrêté du Conseil d'Etat et de l'inviter à autoriser la projection de "Répulsion" dans le canton pour le public de plus de 18 ans. Subsidiairement, ils demandent au Tribunal fédéral de voir le film interdit. Plus subsidiairement, ils proposent de charger des experts de comparer ce film à d'autres, qui ont été autorisés dans le canton.
Les moyens qu'ils exposent, en invoquant les art. 4 et 31 Cst., peuvent se résumer ainsi:
L'art. 41 du règlement du 23 novembre 1945 habilite le Conseil d'Etat à intervenir pour maintenir l'ordre public. Il n'est toutefois appliqué qu'à l'égard des cinémas, à l'exclusion des autres entreprises de spectacles; en effet seuls les films sont soumis à une commission cantonale de contrôle. Or, bien qu'elle soit approuvée par la jurisprudence du Tribunal fédéral, la censure particulière exercée sur les cinémas ne se justifie plus dans les circonstances actuelles. D'une part, le cinéma a perdu de son pouvoir d'attraction au profit de la télévision, dont les émissions sont soustraites à la censure; il est dès lors inadmissible

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d'interdire à un cinéma de présenter un film que les téléspectateurs verront peut-être à leur domicile ou dans les établissements publics. D'autre part, "Répulsion" a été projeté dans douze cantons suisses et à l'étranger sans entraves; aujourd'hui que les conceptions morales tendent à s'uniformiser, il n'y a aucune raison d'empêcher les habitants de Genève - pour la plupart Confédérés ou étrangers - d'assister à un spectacle qui est licite ailleurs.
Il est contraire à l'article 4 Cst. d'exclure "Répulsion" alors qu'on a toléré d'autres films qui, du point de vue moral, s'exposaient à des griefs semblables.
Il est arbitraire de tenir pour nocif le film prohibé. Personne ne sera tenté d'en imiter l'héroïne, en proie à une maladie mentale. Loin d'exalter l'amour physique, "Répulsion" relate l'histoire d'une jeune femme qui s'efforce d'y échapper. Quant aux scènes de meurtre, le Conseil d'Etat se borne à affirmer, mais sans le démontrer, qu'elles dépassent les limites permises. Enfin, il est contradictoire de prétendre tout à la fois que "Répulsion" se caractérise par l'absence de motivation et que ce film est nocif indépendamment des messages que le réalisateur a cherché à exprimer.
C.- Le Conseil d'Etat conclut au rejet du recours.
 
Considérant en droit:
Outre l'annulation de la décision attaquée, ils demandent au Tribunal fédéral d'inviter le Conseil d'Etat à autoriser la projection du film "Répulsion" devant toute personne âgée de plus de 18 ans. S'agissant d'une cause où une autorisation de police a été refusée, cette deuxième conclusion est recevable (RO 84 I 113, 87 I 116; de même 91 I 484 s. et les arrêts cités).
2. Les recourants s'en prennent d'abord à la censure des cinémas, telle qu'elle est instituée à Genève. Ils reprochent en premier lieu au Conseil d'Etat de n'appliquer qu'aux cinémas l'art. 41 du règlement de 1945. Ils critiquent ensuite le fait qu'à la différence d'autres spectacles, les films sont soumis au contrôle d'une commission spéciale. Puis ils laissent entendre

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que le développement de la télévision prive de sa raison d'être toute forme de censure des cinémas. Enfin ils s'insurgent contre le refus d'admettre à Genève des films dont la projection est autorisée ailleurs. Or aucun des moyens soulevés ne peut être retenu pour violation des dispositions constitutionnelles invoquées.
a) Une mesure étatique est incompatible avec l'art. 31 Cst. si elle entrave le libre jeu de la concurrence en frappant inégalement les entreprises d'une même branche. Il n'appartient cependant pas au Tribunal fédéral de fixer le cadre de la branche économique qui doit être réglementée d'une façon uniforme: il s'en remet sur ce point à l'autorité cantonale, dont il ne corrige les appréciations qu'en cas d'arbitraire ou d'erreur manifeste (RO 78 I 303; 89 I 32 et les arrêts cités).
L'art. 41 du règlement, que les recourants reprochent au Conseil d'Etat de n'appliquer qu'aux cinémas, ne concerne effectivement que ces derniers: il figure en effet dans la section 2 du chapitre II, laquelle vise exclusivement les cinémas. Les recourants ne peuvent donc se plaindre que l'art. 41 leur ait été appliqué. Il est vrai que l'art. 31, figurant à la section 1 et visant les autres spectacles, a la même teneur que l'art. 41, et que cette section ne contient aucune disposition relative à la censure préalable; il semble même qu'à moins d'apparaître contraires à l'ordre public ou à la morale au moment où ils sont annoncés, de tels spectacles ne pourraient éventuellement être interdits qu'après la première représentation.
Mais il n'est pas contraire à l'art. 31 Cst. d'attribuer à des branches différentes les cinémas et les autres entreprises de spectacle et de soumettre les premiers seulement à la censure préalable. En effet, le problème de la censure ne se pose pas de la même façon pour les cinémas et pour les théâtres. Pour se prononcer sur l'effet d'un film, l'organe de contrôle est contraint de le voir tout entier, sans pouvoir se borner à prendre connaissance de son scénario. Tandis que pour apprécier la portée d'une pièce de théâtre, il suffit de la lire. Il n'est pas déraisonnable non plus de distinguer, en ce qui concerne la censure préalable, les cinémas des cabarets et des dancings (cf. RO 78 I 303 s.). Recrutant leur clientèle dans tous les milieux, les cinémas sont fréquentés assidûment par de nombreux jeunes gens qui ne se rendent pas toujours compte des effets pernicieux d'un film. En revanche, les clients des cabarets et des dancings sont non seulement plus rares, mais souvent aussi mieux expérimentés;

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jeunes ou non, ils connaissent en général les dangers auxquels ils s'exposent.
En limitant dès lors aux films le contrôle de la commission spéciale, le règlement du 23 novembre 1945 n'encourt pas le grief d'inconstitutionnalité.
b) Contrairement à l'opinion des recourants, le développement de la télévision ne rend pas superflue la censure des films projetés dans les cinémas.
Sans doute la télévision présente-t-elle des films qui ont passé dans les cinémas, et l'augmentation constante du nombre des téléspectateurs donne-t-elle aux émissions de télévision une importance qui intéresse l'ordre public. Mais le maintien du contrôle des représentations cinématographiques par les cantons ne crée pas une inégalité au profit de la télévision et au détriment des cinémas. En effet, les spectacles télévisés n'échappent pas à toute surveillance: en Suisse comme en France, il sont soumis au contrôle de l'Etat.
La télévision suisse - ainsi que cela ressort du procès-verbal de la Conférence des chefs des Départements cantonaux de justice et police, tenue en 1961 à Genève (p. 19/20) - obéit aux directives du Conseil fédéral, selon lesquelles "les émissions doivent être irréprochables au point de vue culturel et moral; elles doivent... contribuer à la formation intellectuelle, morale et esthétique du public, répondre au désir d'information et de saine distraction de celui-ci et contribuer à l'éducation de la jeunesse...". En particulier, les organes de cette société s'abstiennent de présenter des films qui ont fait l'objet de mesures restrictives dans un ou plusieurs cantons (loc. cit. p. 20).
Quant à l'Office de radiodiffusion-télévision française, il est placé sous la tutelle étatique; il est donc soumis lui aussi à un contrôle (Revue du droit public et de la science politique, 1964, p. 1152 ss.).
Il reste évidemment les films diffusés par d'autres émetteurs étrangers; s'ils peuvent heurter l'ordre public ou la morale il n'y a pas de raison d'en accroître la diffusion en Suisse en supprimant la censure des représentations cinématographiques. Comme on l'a dit à la même Conférence des chefs des Départements cantonaux de justice et police, "cela reviendrait à aligner nos conceptions sur celles de l'étranger" (procès-verbal p. 20).
c) En prétendant contraire à l'art. 4 Cst. l'interdiction sur le

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territoire genevois d'un film autorisé dans d'autres cantons et à l'étranger, les recourants se méprennent sur la portée de cette disposition. Que la législation de police diffère de canton à canton, que des dispositions identiques ou analogues soient appliquées diversement dans l'un ou l'autre, c'est une conséquence de la sphère d'autonomie dont jouissent les cantons (l'"Eigenständigkeit" cantonale), qui prévaut sur l'art. 4 Cst. Autrement dit, une disposition prise dans un canton ne viole pas cet article par le seul motif qu'elle est en contradiction avec une décision rendue dans un autre canton (RO 80 I 349 s.; 91 I 491). Le Conseil d'Etat genevois n'a donc pas enfreint le principe d'égalité en adoptant une mesure dont d'autres cantons ont fait abstraction.
Il n'y a pas de raison de s'écarter de cette jurisprudence en ce qui concerne la censure des films. Au contraire, il est significatif que, dans un Etat unitaire tel que la France, la juridiction administrative ait jugé qu'un même film, "Les liaisons dangereuses", pouvait être interdit dans certaines villes et toléré dans d'autres (Revue du droit public et de la science politique, 1964, p. 855 s.).
a) Le point à trancher est une question de fait, dont le Tribunal fédéral ne revoit la solution qu'en usant d'une retenue particulière (RO 78 I 302; 87 I 119 s.). Non seulement les exigences de l'ordre public et de la moralité publique varient au gré des circonstances et des conceptions locales, mais la valeur d'un film, plus que celle d'autres spectacles, est sujette à des appréciations diverses (RO 87 I 119 s.). Le Tribunal fédéral n'a pas à se muer en une commission fédérale de censure.
b) Les nombreux articles de presse joints au recours et à la réponse constituent des éléments d'appréciation explicites et importants sur la nature du film: leur seule lecture permet à la Cour de se convaincre que le Conseil d'Etat n'a pas abusé de son pouvoir d'appréciation.


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S'il est vrai que quelques journalistes n'accompagnent leurs commentaires d'aucune réserve d'ordre moral, ils constituent cependant une minorité, dont le Conseil d'Etat n'était pas obligé d'adopter la manière de voir. Peu importe également que tous les critiques louent les qualités esthétiques de "Répulsion", parfois dans les termes les plus élogieux; cet aspect du film ne relève pas de la police du commerce et de l'industrie (arrêt Sphinx-Film SA du 3 mai 1961, consid. 4 lit. a).
Ce dernier moyen n'est pas pertinent. Une autorité ne viole le principe d'égalité qu'en rendant une décision inconciliable avec une autre mesure dont elle est l'auteur; pour commettre une inégalité de traitement, l'autorité doit se contredire elle-même (RO 80 I 322, 88 I 4, 89 I 20, 90 I 8). Or si le Conseil d'Etat s'est prononcé sur le film "Répulsion", il n'a pas été appelé à le faire sur ceux que les recourants invoquent à titre de comparaison. Il n'a donc pas enfreint l'art. 4 Cst.
Il est vrai que le Tribunal fédéral, assouplissant récemment sa jurisprudence, admet que le principe d'égalité est violé lorsque deux autorités statuent en sens contraire et que l'une d'elles se trouve dans la même situation que si elle avait pris les deux décisions (RO 91 I 171 s). Mais en l'espèce le Conseil d'Etat, dans sa décision sur recours, ne s'est pas placé sur le même terrain que le Département de justice et police, il ne s'est en particulier pas référé à l'opinion manifestée par celui-ci en autorisant les films cités par les recourants comme éléments de comparaison; il n'a donc pas davantage fait sienne cette opinion. Aussi ne peut-il être question d'une violation de l'art. 4 Cst. sur ce point.
L'expertise proposée par les recourants ne se justifie en aucun cas. Si la valeur esthétique d'un film peut être objet d'expertise, il n'en est pas de même de l'influence qu'il est de nature à exercer sur le public en général. Sur ce dernier point, le juge est aussi bien en mesure de se prononcer que des critiques spécialisés.
Par ces motifs, le Tribunal fédéral
Rejette le recours.