BGer 1B_307/2019
 
BGer 1B_307/2019 vom 02.08.2019
 
1B_307/2019
 
Arrêt du 2 août 2019
 
Ire Cour de droit public
Composition
MM. les Juges fédéraux Chaix, Président,
Kneubühler et Haag.
Greffière : Mme Arn.
Participants à la procédure
A.________, représentée par Me Monica Mitrea, avocate,
recourante,
contre
Maria Giannattasio, Procureure, Ministère public de l'arrondissement de Lausanne, chemin de Couvaloup, 1014 Lausanne,
intimée,
Ministère public central du canton de Vaud, avenue de Longemalle 1, 1020 Renens.
Objet
Procédure pénale; récusation, déni de justice,
recours contre l'arrêt du Tribunal cantonal du canton de Vaud, Chambre des recours pénale, du 15 mai 2019
(338 - PE17.025211-MRN).
 
Faits :
A. Le 22 décembre 2017, le Ministère public de l'arrondissement de Lausanne a ouvert une instruction pénale (laquelle a été étendue le 18 janvier 2018) à l'encontre de B.________, ressortissant roumain domicilié en Roumanie, à la suite d'une plainte pénale déposée la veille par A.________, une compatriote. Il était entre autres reproché au prévenu d'avoir, entre début août 2011 et décembre 2017, depuis l'étranger et en Suisse, amené A.________ - en la menaçant de manière récurrente de la tuer, de tuer ses proches, de couper un bras à son neveu, etc. - à lui verser régulièrement l'essentiel, voire l'entier des revenus qu'elle réalisait en s'adonnant à la prostitution à Prilly puis Crissier et d'avoir ainsi obtenu indûment entre 200'000 et 400'000 fr.; il l'aurait également contrainte à se livrer à la prostitution.
Dans le cadre de l'instruction, la plaignante a été entendue à cinq reprises, soit les 21 et 22 décembre 2017, 19 janvier, 18 mai et 26 juin 2018. Par ailleurs, une ordonnance du 21 juin 2018 de la Procureure Maria Giannattasio en charge de la procédure refusant le séquestre des avoirs du prévenu en Roumanie a été confirmée par la Chambre des recours pénale du Tribunal cantonal du canton de Vaud le 31 juillet 2018.
B. Après que A.________ a signalé le comportement de B.________ à l'Ambassade de Roumanie à Berne, ce pays a, en date du 20 août 2018, décerné une demande d'entraide pénale internationale avec commission rogatoire dans la cause qu'elle dirigeait à l'encontre du prénommé.
Le 1 er octobre 2018, la Procureure Maria Giannattasio a adressé au Ministère public central vaudois une requête de délégation à l'étranger aux fins de reprise de la procédure par la Roumanie, dont le Ministère public instruisait une enquête contre le prévenu à raison du même complexe de faits; cette requête a été adressée à l'Office fédéral de la justice (OFJ) pour transmission à l'autorité compétente roumaine.
Par courrier du 18 décembre 2018, la Procureure a informé la plaignante - en réponse à sa lettre du 13 décembre 2018 - que l'OFJ n'avait pas accepté de transmettre aux autorités roumaines sa requête de délégation à l'étranger du 1 er octobre 2018; la magistrate a ajouté qu'en réponse à la demande d'entraide judiciaire internationale, le Ministère public central vaudois avait, en date du 13 décembre 2018 transmis à l'OFJ la copie du dossier suisse, qui a été communiquée aux autorités roumaines le 17 décembre 2018.
Aussitôt, la plaignante a requis de la Procureure intimée la reprise de l'instruction, singulièrement par les auditions de témoins. Celle-ci lui a répondu, par courrier du 28 janvier 2019, qu'elle n'entendait pas, en l'état, donner suite à ses réquisitions de preuve, précisant qu'elle était en attente de la réponse des autorités roumaines à la question qui leur avait été soumise par l'OFJ le 17 décembre 2018, soit de savoir si ces dernières avaient l'intention de poursuivre le prévenu à raison de tous les faits ressortant du dossier suisse.
Le 13 février 2019, la plaignante a réitéré sa demande de reprise de la procédure, par les auditions de témoins et du prévenu, cette dernière par commission rogatoire. Le 15 février 2019, la Procureure a confirmé la teneur de son courrier du 28 janvier 2019, ajoutant que les auditions de ces témoins - indirects - des faits reprochés au prévenu n'apparaissaient pas déterminantes. Par courrier du 22 mars 2019, la Procureure a informé la plaignante que le Ministère public central, par l'OFJ, avait relancé le 18 mars 2019 les autorités roumaines quant à leur intention de poursuivre le prévenu à raison des faits ressortant du dossier suisse.
C. Le 12 avril 2019, A.________ a requis la récusation de la Procureure au motif que celle-ci persistait à ne pas instruire l'affaire plus avant. Cette magistrate a transmis la demande de récusation à la Chambre des recours pénale du Tribunal cantonal vaudois, avec ses propres déterminations du 17 avril 2019. La requérante s'est encore déterminée le 13 mai 2019, confirmant et étayant sa demande de récusation; elle a par ailleurs, dans cette même écriture, déposé un recours pour retard injustifié.
Par arrêt du 15 mai 2019, la Chambre des recours pénale a déclaré irrecevable la demande de récusation de la Procureure du 12 avril 2019 (car tardive) et a rejeté le recours pour déni de justice et retard injustifié interjeté le 13 mai 2019.
D. Agissant par la voie du recours en matière pénale, A.________ demande au Tribunal fédéral d'annuler l'arrêt cantonal, d'ordonner au Ministère public la reprise de l'instruction de la procédure et d'ordonner la récusation de la Procureure Maria Giannattasio.
La Procureure se réfère aux considérants de l'arrêt entrepris et conclut au rejet du recours. Le Tribunal cantonal renonce à se déterminer.
 
Considérant en droit :
1. Conformément aux art. 78 et 92 al. 1 LTF, le recours en matière pénale est ouvert contre les décisions de dernière instance cantonale relative à la récusation d'un magistrat pénal. La recourante, qui a formulé la demande de récusation, a qualité pour agir (art. 81 al. 1 LTF). Le recours en matière pénale est également recevable contre l'arrêt entrepris en tant qu'il réfute tout déni de justice ou retard injustifié de la magistrate en question; bien que ce prononcé soit de nature incidente, la jurisprudence admet que l'on renonce à l'exigence d'un préjudice irréparable lorsque la recourante se plaint - comme en l'espèce - d'un retard injustifié de l'autorité à statuer (cf. art. 93 al. 1 LTF; ATF 138 IV 258 consid. 1.1 p. 261 et les réf.). Les autres conditions de recevabilité étant remplie, il y a lieu d'entrer en matière sur le fond.
2. Dans la première partie de son écriture, la recourante présente son propre exposé des faits, dont certains s'écartent de ceux établis par l'instance précédente ou les complètent. Or, le Tribunal fédéral statue en principe sur la base des faits établis par l'autorité précédente (art. 105 al. 1 LTF), sous réserve des cas prévus à l'art. 105 al. 2 LTF. La recourante ne peut critiquer la constatation de faits qui importent pour le jugement de la cause que si ceux-ci ont été établis en violation du droit au sens de l'art. 95 LTF ou de manière manifestement inexacte, c'est-à-dire arbitraire (cf. art. 97 al. 1 LTF), ce qu'il lui appartient de démontrer par une argumentation répondant aux exigences de l'art. 42 al. 2 LTF, respectivement de l'art. 106 al. 2 LTF (cf. ATF 140 III 264 consid. 2.3 p. 266; 137 I 58 consid. 4.1.2 p. 62). En l'espèce, le recours ne comporte aucune démonstration du caractère arbitraire de l'état de fait de la décision attaquée, de sorte qu'il n'y a pas lieu de prendre en considération d'autres faits que ceux retenus dans ladite décision. Les critiques qui se fondent sur des faits non établis sont irrecevables.
3. La recourante conteste le caractère tardif de la demande de récusation puisqu'elle se fonderait précisément sur l'inaction des autorités pénales depuis plusieurs mois; il reproche à la Procureure intimée de ne pas instruire la cause et de vouloir la déléguer aux autorités roumaines.
3.1. Conformément à l'art. 58 al. 1 CPP, la récusation doit être demandée sans délai, dès que la partie a connaissance du motif de récusation, c'est-à-dire dans les jours qui suivent la connaissance de la cause de récusation (arrêt 1B_72/2015 du 27 avril 2015 consid. 2.1 et les arrêts cités), sous peine de déchéance (ATF 140 I 271 consid. 8.4.3 p. 275 et les arrêts cités). Il est en effet contraire aux règles de la bonne foi de garder ce moyen en réserve pour ne l'invoquer qu'en cas d'issue défavorable ou lorsque l'intéressé se serait rendu compte que l'instruction ne suivait pas le cours désiré (ATF 139 III 120 consid. 3.2.1 p. 124).
3.2. En l'occurrence, le raisonnement de l'instance précédente quant au caractère tardif de la demande de récusation ne prête pas le flanc à la critique. En effet, la recourante connaissait déjà depuis les courriers des 28 janvier et 15 février 2019, la position de la Procureure quant à la reprise de l'instruction, à savoir qu'elle attendait la réponse des autorités roumaines sur leur intention de poursuivre le prévenu pour tous les faits ressortant du dossier suisse. La lettre du 22 mars 2019 n'apportait aucun élément nouveau sur ce point et constituait une confirmation de la position exprimée dans les courriers précédents. Par rapport à ce dernier courrier, la requête de récusation déposée le 12 avril 2019 seulement apparaît tardive et la cour cantonale pouvait, sans violer le droit fédéral, la déclarer irrecevable.
Au demeurant, le fait que cette magistrate ait formé une demande de délégation de la poursuite à l'étranger ne fonde pas un motif de prévention, quoi qu'en pense la recourante. En outre, cette dernière semble perdre de vue que la procédure de récusation n'a pas pour objet de permettre aux parties de contester la manière dont est menée l'instruction (cf. ATF 143 IV 69 consid. 3.2 p. 75). Ce grief doit être rejeté.
4. La recourante se plaint également d'une violation de l'art. 29 al. 1 Cst. (cum art. 5 CPP). Elle considère en substance que l'inaction de la Procureure dans cette affaire est constitutive d'un déni de justice. Elle critique par ailleurs une éventuelle délégation de la poursuite aux autorités roumaines, invoquant sur ce point une violation des art. 88 et 89 de la loi sur l'entraide pénale internationale du 20 mars 1981 (EIMP; RS 351.1).
4.1. En vertu de l'art. 29 al. 1 Cst., toute personne a droit, dans une procédure judiciaire ou administrative, à ce que sa cause soit traitée équitablement et jugée dans un délai raisonnable.
Cette disposition consacre le principe de la célérité (art. 5 al. 1 CPP), ou, en d'autres termes, prohibe le retard injustifié à statuer. Viole la garantie ainsi accordée, l'autorité qui ne rend pas une décision qu'il lui incombe de prendre dans le délai prescrit par la loi ou dans le délai que la nature de l'affaire et les circonstances font apparaître comme raisonnable. Le caractère raisonnable du délai s'apprécie selon les circonstances particulières de la cause, eu égard en particulier à la complexité de l'affaire, au comportement du requérant et à celui des autorités compétentes, ainsi qu'à l'enjeu du litige pour l'intéressé (ATF 135 I 265 consid. 4.4). A cet égard, il appartient au justiciable d'entreprendre ce qui est en son pouvoir pour que l'autorité fasse diligence, que ce soit en l'invitant à accélérer la procédure ou en recourant, le cas échéant, pour retard injustifié. Si on ne peut lui reprocher quelques " temps morts ", l'autorité ne saurait invoquer une organisation déficiente ou une surcharge structurelle pour justifier la lenteur de la procédure. Il appartient en effet à l'Etat d'organiser ses juridictions de manière à garantir aux citoyens une administration de la justice conforme aux règles (ATF 130 I 312 consid. 5.1 et 5.2 et les références).
4.2. En l'espèce, on ne voit pas en quoi la Procureure intimée aurait tardé de manière inadmissible dans l'instruction de la cause. Il ressort en effet des constatations de l'instance précédente - dont il n'y a pas lieu de s'écarter (cf. ci-dessus consid. 2) - que l'intimée s'est prononcée à bref délai sur les diverses interpellations et réquisitions de la plaignante, en particulier ses demandes d'auditions de témoins et du prévenu ou encore de séquestre des biens. En remettant en cause dans son écriture le bien-fondé des décisions de refus de la Procureure de procéder aux auditions des témoins et du prévenu par commission rogatoire, la recourante ne critique pas tant l'inaction de la Procureure que le cours non désiré que prend l'instruction. Par ailleurs, la recourante prétend à tort que cette magistrate aurait mis plus de 4 mois pour répondre à la demande d'entraide judiciaire du 20 août 2018 formée par la Roumanie; celle-ci a en effet adressé le 1er octobre 2018 au Ministère public central la copie du dossier pénal suisse avec une requête de délégation de la procédure en Roumanie.
Certes, comme relevé par l'instance précédente, l'instruction de la procédure suisse dépend à présent de l'entraide pénale internationale - en raison notamment du fait que la Roumanie n'extrade pas ses ressortissants et que le prévenu fait également l'objet d'une enquête dans son pays -, laquelle tarde à être mise en oeuvre efficacement. Ce retard n'est cependant pas imputable au Ministère public de l'arrondissement de Lausanne et s'explique en raison du fait que la procédure implique plusieurs autorités de différents pays et nécessite notamment de nombreuses traductions pour déterminer si tous les faits poursuivis en Suisse sont également couverts par l'enquête roumaine.
Dans ces circonstances, il y a lieu de constater qu'au jour de l'arrêt entrepris, la Procureure intimée n'avait pas manqué à son devoir de diligence et que l'art. 29 Cst. n'avait pas été violé.
4.3. Enfin, la recourante invoque une violation des art. 88 et 89 EIMP en tant que l'OFJ aurait annoncé le 25 mars 2019 aux autorités roumaines qu'à défaut de réponse de leur part, elle leur déléguerait la poursuite. Ce grief, invoqué pour la première fois devant le Tribunal fédéral, est irrecevable dès lors qu'il est fondé sur des faits qui n'ont pas été établis par l'instance précédente (cf. consid. 2 ci-dessus).
5. Il s'ensuit que le recours est rejeté dans la mesure où il est recevable. La recourante qui succombe supporte les frais de la présente procédure (art. 66 al. 1 LTF).
 
 Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce :
1. Le recours est rejeté dans la mesure où il est recevable.
2. Les frais judiciaires, arrêtés à 2'000 fr., sont mis à la charge de la recourante.
3. Le présent arrêt est communiqué aux parties, au Ministère public central du canton de Vaud et au Tribunal cantonal du canton de Vaud, Chambre des recours pénale.
Lausanne, le 2 août 2019
Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse
Le Président : Chaix
La Greffière : Arn