BGer 8C_175/2015
 
BGer 8C_175/2015 vom 15.01.2016
{T 0/2}
8C_175/2015
 
Arrêt du 15 janvier 2016
 
Ire Cour de droit social
Composition
MM. les Juges fédéraux Maillard, Président, Ursprung et Frésard.
Greffière : Mme Fretz Perrin.
Participants à la procédure
Compagnie d'Assurances Nationale Suisse SA, Service juridique, Wuhrmattstrasse 21, 4103 Bottmingen,
recourante,
contre
A.________, représenté par Me Michael Bütikofer, avocat,
intimé.
Objet
Assurance-accidents (tentative de suicide),
recours contre le jugement de la Cour de justice de la République et canton de Genève, Chambre des assurances sociales, du 9 février 2015.
 
Faits :
A. A.________, né en 1981, travaillait au service de l'entreprise B.________. A ce titre, il était obligatoirement assuré auprès de la Compagnie d'Assurances Nationale Suisse SA (en abrégé: la Nationale). Le 12 novembre 2011, il a été retrouvé, inconscient, gisant au pied de l'immeuble dans lequel il habitait, à la suite d'une défenestration d'une hauteur de 8 mètres environ. Une lettre, ainsi libellée, a été retrouvée dans sa chambre:
"Personnes n'est responsable de cet act. Je n'avais plus envie de vivre c'est tout. Pourquoi? Car tout était devenu absurde. Je ne sais quoi faire de ma vie. Et j'en souffre beaucoup. Quoi que je pense de bien ou de mal. Il y a une pait qui ne veux pas. Qui refuse. Et je n'arrive pas à faire autrement ou plutôt penser autrement. Et cela est fatiguant. Et dure depuis trop longtemps...
Ne me dites surtout pas si j'aurais fait ça ou qu'est ce que j'aurais pu faire pour éviter ça. Je n'avais plus envie. Je me suis m'y tout seul dans cette situation. Je ne trouve pas la solution d'y sortir. Car mon ego est grand et ma fierté tout autant. Certe j'aurais voulu laisser autre chose que de la colère et de la tristesse. Désolé...".
A.________ a subi un polytraumatisme sévère. Il a été hospitalisé à l'Hôpital C.________ du 12 novembre 2011 au 2 mars 2012. Par la suite, il a été transféré au Centre D.________, où il a séjourné du 2 mars 2012 au 30 novembre 2012. Les médecins de cet établissement ont posé le diagnostic de tétraplégie sensitivo-motrice complète (AIS A), au niveau C8, de traumatisme crânien sévère et de fracture du bassin open-book (rapport du 3 janvier 2013). A la demande du Centre D.________, l'assuré a été examiné par la doctoresse E.________, spécialiste FMH en psychiatrie et psychothérapie. Le 14 mars 2012, celle-ci a rapporté que l'assuré souffrait depuis des années d'une dépression grave et était suicidaire. A cela s'ajoutaient des troubles de la personnalité de type borderline avec des traits narcissiques, une incapacité d'entretenir une relation, de l'inconstance. La suicidalité constituait un problème particulier chez l'assuré, qui vivait depuis des années avec l'idée de se suicider. L'existence d'une tentative de suicide par défenestration et d'idées suicidaires récurrentes plaidait en faveur d'un important risque de décès par suicide.
Par décision du 16 avril 2012, la Nationale a refusé de prendre en charge les suites de l'événement du 12 novembre 2011 au motif que l'assuré avait provoqué intentionnellement les atteintes à sa santé.
L'assuré a formé opposition. La Nationale a demandé un avis à son médecin-conseil, le docteur F.________, spécialiste FMH en psychiatrie et psychothérapie. Dans son rapport du 14 janvier 2013, celui-ci a posé les diagnostics de trouble de la personnalité de type borderline et d'épisodes dépressifs. Il a estimé qu'il n'y avait aucun indice qui permettait d'admettre que la capacité de discernement de l'intéressé était abolie au moment de la chute du 12 novembre 2011. A.________ a sollicité la mise en oeuvre d'une expertise. Déférant à cette demande, la Nationale a mandaté le docteur G.________, spécialiste FMH en psychiatrie et psychothérapie. L'expert a rendu son rapport le 7 février 2014. Le 3 juin 2014, la Nationale a écarté l'opposition. Elle a considéré que, compte tenu des antécédents de l'assuré et du contexte dans lequel s'était déroulée la défenestration, l'intéressé n'était pas totalement incapable de discernement au moment des faits.
B. A.________ a déféré cette décision à la Chambre des assurances sociales de la Cour de justice de la République et canton de Genève. Statuant le 9 février 2015, la Cour de justice a admis son recours. Elle a annulé la décision attaquée et elle a renvoyé la cause à la Nationale pour qu'elle fixe l'étendue de ses prestations.
C. La Nationale exerce un recours en matière de droit public dans lequel elle conclut à l'annulation de l'arrêt cantonal et à la confirmation de sa décision sur opposition. A.________ conclut au rejet du recours. L'Office fédéral de la santé publique ne s'est pas déterminé.
 
Considérant en droit :
1. Le jugement entrepris expose les règles légales et réglementaires (art. 4 LPGA, 6 al. 1 et 37 al. 1 LAA; 48 OLAA) et la jurisprudence sur les conditions dans lesquelles les suites d'un suicide sont prises en charge par l'assurance-accidents. Il rappelle à juste titre que le suicide comme tel n'est un accident assuré que s'il a été commis dans un état d'incapacité de discernement. Cette règle, qui découle de la jurisprudence, est exprimée à l'art. 48 OLAA. Par conséquent, il faut, pour entraîner la responsabilité de l'assureur-accidents, que, au moment de l'acte et compte tenu de l'ensemble des circonstances objectives et subjectives, en relation aussi avec l'acte en question, l'intéressé ait été privé de toute possibilité de se déterminer raisonnablement en raison notamment d'une déficience mentale ou de troubles psychiques (ATF 140 V 220 consid. 3 p. 222; 129 V 95; 113 V 61 consid. 2a p. 62 ss; RAMA 1990 n° U 96 p. 182 consid. 2). L'incapacité de discernement n'est donc pas appréciée dans l'abstrait, mais concrètement, par rapport à un acte déterminé, en fonction de sa nature et de son importance, les facultés requises devant exister au moment de l'acte (principe de la relativité du discernement; voir par exemple ATF 134 II 235 consid. 4.3.2 p. 239). Le suicide doit avoir pour origine une maladie mentale symptomatique. En principe, l'acte doit être insensé. Un simple geste disproportionné, au cours duquel le suicidaire apprécie unilatéralement et précipitamment sa situation dans un moment de dépression ou de désespoir ne suffit pas (voir par exemple arrêt 8C_916/2011 du 8 janvier 2013 consid. 2.2 et les références).
Les mêmes principes s'appliquent à la tentative de suicide (ATF 129 V 95 consid. 3.4 p. 101).
 
Erwägung 2
2.1. En l'espèce, il n'est pas contesté que l'intimé a fait une tentative de suicide.
2.1.1. Dans son rapport d'expertise du 7 février 2014, le docteur G.________ a posé le diagnostic de trouble mixte de la personnalité avec traits impulsifs et schizoïdes (F61.0) et de trouble dépressif récurrent, épisode actuellement en rémission (F33.4). L'expert relève que la défenestration est un mode de suicide qui n'implique aucun acte préparatoire par opposition à d'autres modalités (pendaison ou intoxication au monoxyde de carbone). La nécessité d'actes préparatoires à l'acte suicidaire présuppose le plus fréquemment la présence du discernement. S'agissant de l'assuré, l'expert - qui a eu connaissance de l'anamnèse psychiatrique de l'intéressé - souligne qu'il présente une suicidalité de longue date. Les idées suicidaires sont présentes de manière répétitive depuis de nombreuses années. Des épisodes dépressifs récurrents sont présents. L'intéressé ne souffre toutefois pas de troubles psychotiques manifestes (hallucinations ou idées délirantes), qui abolissent habituellement le discernement. Sur la base de ces éléments, l'expert exprime l'avis que la modalité de la tentative de suicide ne permet pas d'exclure un raptus suicidaire, dans le sens où l'intéressé a subitement "décidé" de se jeter par la fenêtre. Cette modalité évoque plutôt un acte subit et en conséquence un raptus suicidaire qu'un acte décidé et planifié.
2.1.2. A la question lui demandant si la maladie dont souffrait l'assuré avait entraîné une incapacité de discernement au moment des faits, l'expert a indiqué que le trouble dépressif récurrent n'entraînait pas de manière générale une abolition de la capacité de discernement. Il en allait de même du trouble de la personnalité dont souffrait l'intéressé. Néanmoins, le sentiment qu'exprimait ce dernier de ne pas avoir voulu se suicider, d'une certaine étrangeté de l'acte à ses yeux ainsi que les modalités de l'acte qui n'impliquent aucun acte préparatoire rendaient vraisemblable un raptus suicidaire avec abolition de la capacité de discernement.
2.1.3. En réponse à la question lui demandant s'il partageait l'appréciation du docteur F.________, l'expert a indiqué qu'il pouvait parfaitement la partager. En effet, selon tous les éléments du dossier, l'intéressé n'avait jamais présenté de décompensation psychique sur un mode franchement psychotique. Tous les épisodes dépressifs étaient bel et bien décrits comme sévères sans symptômes psychotiques. Aussi bien la tentative de suicide du 12 novembre 2011 pouvait-elle être considérée comme une décompensation dépressive sévère, sans abolition de la capacité de discernement. L'expert a ajouté:
"Mais je peux également prendre distance de cette appréciation comme je l'ai décrit ci-dessus. La modalité de suicide ainsi que le trouble de la personnalité de l'expertisé, ajouté au fait que rien ne laissait prévoir un acte suicidaire, rend vraisemblable un raptus suicidaire".
 
Erwägung 3
3.1. La juridiction cantonale retient de ce rapport que l'expert a clairement pris position en faveur d'une hypothèse - celle du raptus suicidaire - plutôt que d'une autre - celle de la tentative de suicide planifiée. Certes, il n'a jamais utilisé les termes "vraisemblance prépondérante", mais l'emploi du mot "plutôt" dans le passage susmentionné de l'expertise 
La recourante soutient que le rapport d'expertise n'est pas exempt de contradictions et, en tout état de cause, qu'il ne permet pas d'admettre au degré de vraisemblance prépondérante que l'assuré présentait une incapacité de discernement au moment des faits.
3.2. Savoir si le suicide ou la tentative de suicide a été commis dans un état d'incapacité de discernement doit être résolu selon la règle du degré de la vraisemblance prépondérante généralement appliquée en matière d'assurances sociales. Le juge retiendra alors, parmi plusieurs présentations des faits, celle qui lui apparaît comme la plus vraisemblable (arrêt 8C_916/2011 du 8 du janvier 2013 consid. 2.2 et les références). Il n'existe donc pas un principe selon lequel l'administration ou le juge devrait statuer, dans le doute, en faveur de l'assuré; le défaut de preuve va au détriment de la partie qui entendait tirer un droit du fait non prouvé (ATF 126 V 319 consid. 5a p. 322).
3.3. Au regard de cette règle de preuve, le raisonnement de la juridiction cantonale ne convainc pas. C'est par une interprétation erronée des termes utilisés par l'expert que les premiers juges tirent du mot "plutôt" la conclusion que l'existence d'un raptus suicidaire peut être considérée comme établie au degré de la vraisemblance prépondérante. En réalité, l'expert fait montre dans le passage en question de son rapport d'une grande circonspection par l'utilisation du mot "évoque" accolé à celui de "plutôt". Le mot "évoque", qui est ici synonyme de "suggérer" est plus l'expression d'une possibilité ou d'une simple probabilité que d'une vraisemblance prépondérante. De manière plus générale, le raisonnement des premiers juges isole de son contexte le passage en question de l'expertise auquel ils se réfèrent. Dans un contexte plus large, on ne saurait faire l'impasse sur les réponses mentionnées plus haut que l'expert a données. C'est ainsi que l'expert commence par indiquer que le trouble dépressif et le trouble de la personnalité n'entraînent pas, en règle ordinaire, une abolition de la capacité de discernement. Faisant référence aux modalités l'acte, il estime toutefois vraisemblable un raptus suicidaire avec abolition de la capacité de discernement. Plus loin, il déclare pouvoir partager l'appréciation du docteur F.________ (pas d'abolition de la capacité de discernement), tout en précisant qu'il peut également prendre distance de cette appréciation pour les motifs indiqués plus haut. Il importe également de relever que, sous la rubrique "Remarques éventuelles", l'expert terminait par ces mots son rapport:
"J'estime qu'aucun élément nouveau ne sera à même de lever l'incertitude médicale concernant la capacité de discernement de l'expertisé au moment des faits. Aucun médecin spécialiste n'a examiné l'expertisé dans les jours qui ont précédé l'acte funeste et personne n'a assisté à l'événement et n'a été présent peu avant l'événement. Les médecins sont donc réduits à devoir faire des hypothèses sur la capacité de discernement au moment des faits".
3.4. Sur le vu de l'ensemble des considérations de l'expert, il n'est pas établi au degré de preuve requis que l'assuré souffrait au moment des faits d'une affection qui le privait de sa capacité de discernement. Seuls certains éléments pouvaient, avec une certaine plausibilité, accréditer la thèse de l'incapacité de discernement. Finalement l'expert reconnaît ne pas être en mesure d'opérer un choix parmi les hypothèses envisagées. Pour autant, on ne saurait dire que l'expertise renferme des contradictions ou des lacunes qui justifieraient d'ordonner une surexpertise. Il appartenait au contraire à l'expert de faire part de ses doutes et de ses incertitudes sur des questions qui ne pouvaient trouver une réponse claire sous l'angle médical (voir à ce sujet SUSANNE BOLLINGER, Der Beweiswert psychiatrischer Gutachten in der Invalidenversicherung unter besonderer Berücksichtigung der bundesgerichtlichen Rechtsprechung, Jusletter du 31 janvier 2011, ch. 24). En l'espèce, si l'expert montre une certaine indécision, il ne fait qu'exprimer une incertitude réelle sur la thèse la plus probable, qui ne pourrait à ses yeux pas être levée par des investigations supplémentaires.
3.5. C'est donc à tort, en conclusion, que la juridiction cantonale a retenu que l'assuré se trouvait dans un état d'incapacité de discernement au moment de sa tentative de suicide.
4. Le recours est bien fondé.
L'intimé, qui succombe, supportera les frais judiciaires (art. 66 al. 1 LTF). Bien qu'elle obtienne gain de cause, la recourante n'a pas droit aux dépens qu'elle prétend (art. 68 al. 3 LTF).
 
 Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce :
1. Le recours est admis. Le jugement attaqué est annulé et la décision sur opposition du 3 juin 2014 est rétablie.
2. Les frais judiciaires, arrêtés à 800 fr., sont mis à la charge de l'intimé.
3. Le présent arrêt est communiqué aux parties, à la Cour de justice de la République et canton de Genève, Chambre des assurances sociales, et à l'Office fédéral de la santé publique.
Lucerne, le 15 janvier 2016
Au nom de la Ire Cour de droit social
du Tribunal fédéral suisse
Le Président : Maillard
La Greffière : Fretz Perrin