BGer 1P.103/2003
 
BGer 1P.103/2003 vom 04.04.2003
Tribunale federale
{T 0/2}
1P.103/2003/svc
Arrêt du 4 avril 2003
Ire Cour de droit public
Composition
MM. les Juges Aemisegger, Président de la Cour et Président du Tribunal fédéral,
Reeb et Fonjallaz.
Greffier: M. Parmelin.
Parties
A.________ et B.________, recourants,
tous deux représentés par Me Mauro Poggia,
avocat, rue De-Beaumont 11, 1206 Genève,
contre
C.________, intimée, représentée par
Me Pierre de Preux, avocat,
rue François-Bellot 6, 1206 Genève,
Procureur général du canton de Genève,
place du Bourg-de-Four 1, case postale 3565,
1211 Genève 3,
Cour de justice du canton de Genève,
Chambre pénale, case postale 3108, 1211 Genève 3.
Objet
procédure pénale; qualité pour appeler de la partie civile contre un jugement d'acquittement,
recours de droit public contre l'arrêt de la Chambre pénale de la Cour de justice du canton de Genève du
13 janvier 2003.
Faits:
A.
D.________, épouse de A.________ et mère de B.________, est entrée à la Clinique psychiatrique de M.________, le 16 janvier 1997, sous un mode volontaire, en raison d'un état dépressif toujours plus important ayant débouché en janvier 1997 sur des idées suicidaires, sans projets de passage à l'acte. Il s'agissait de sa sixième hospitalisation pour troubles de l'humeur. En 1985, au cours d'un accès dépressif, elle avait déjà fait une tentative de suicide par pendaison.
D.________ a été transférée à l'unité O.________ le 23 janvier 1997. Lors de son premier entretien médico-infirmier avec la nouvelle équipe soignante, elle a tenu des propos ambigus, faisant craindre l'existence d'idées suicidaires, qui ont conduit à mettre en place une surveillance au quart d'heure, en plus de la médication destinée à stabiliser son humeur, réduite dès le lendemain au rythme de la demi-heure.
Le 25 janvier 1997, D.________ a fait part vers les 11 heures du matin à C.________, l'infirmière chargée de sa surveillance, de son projet de sortir, l'après-midi, sur le domaine de M.________, pendant sa demi-heure accompagnée, avec son mari et sa fille qui devaient venir lui rendre visite. C.________ a vu la patiente pour la dernière fois au moment de l'arrivée de celle-ci à la salle à manger vers 12h15. Elle est ensuite allée prendre la pause avec ses collègues de 12h45 à 13h15, puis a participé au rapport avec l'équipe de l'après-midi. Elle n'a pas quitté ses collègues, ni pendant la pause, ni pendant le rapport et n'a ainsi pas effectué les passages de surveillance de 13h00, 13h30 et 14h00, ne retournant auprès de la patiente qu'à 14h30. C'est alors qu'elle l'a trouvée pendue à un lambeau de rideau qu'elle avait déchiré, agenouillée sur un fauteuil au fond du couloir sur lequel donnait sa chambre. D.________ est décédée le lendemain.
C.________ a été renvoyée, le 12 juin 2002, à raison de ces faits devant le Tribunal de police du canton de Genève (ci-après: le Tribunal de police) comme prévenue d'homicide par négligence, pour avoir omis de procéder le 25 janvier 1997 aux visites de surveillance qu'elle avait reçu pour instruction d'effectuer entre 12h30 et 14h00, et avoir ainsi causé le décès de sa patiente. A l'audience de jugement, A.________ et B.________ ont demandé à titre principal la réserve de leurs prétentions civiles à l'encontre des Hôpitaux R.________, dont dépend M.________. Ils ont conclu subsidiairement à l'allocation à chacun d'eux d'une somme de 40'000 fr., avec intérêts dès le 25 janvier 1997, à titre de tort moral, à la charge des Hôpitaux R.________, et à la réserve de leurs prétentions civiles. Ils ont requis en tout état de cause la condamnation de C.________ aux frais engagés dans la procédure pénale, comprenant une participation aux honoraires de leur avocat.
Par jugement du 24 octobre 2002, le Tribunal de police du canton de Genève a acquitté C.________ et s'est déclaré incompétent pour connaître des prétentions civiles formulées par les parties civiles; il a laissé les frais de justice à la charge de l'Etat.
A.________ et B.________ont interjeté appel contre ce jugement devant la Chambre pénale de la Cour de justice du canton de Genève (ci-après: la Chambre pénale ou la cour cantonale). Ils se sont également pourvus en cassation auprès de la Cour de cassation du canton de Genève, qui a suspendu l'instruction de la cause pendante devant elle jusqu'à droit connu sur l'issue de l'appel.
Statuant par arrêt du 13 janvier 2003, la Chambre pénale a déclaré l'appel irrecevable au motif que seule la voie du pourvoi en cassation était ouverte; elle a considéré en outre que le jugement d'acquittement du Tribunal de police n'était pas susceptible d'affecter les prétentions civiles de A.________ et B.________, car ces derniers ne disposaient pas d'action directe contre C.________ et n'étaient ainsi de toute manière pas habilités à interjeter un appel en vertu de l'art. 239 al. 3 du Code de procédure pénale genevois (CPP gen.).
B.
Agissant par la voie du recours de droit public, A.________ et B.________ demandent au Tribunal fédéral d'annuler cet arrêt. Invoquant l'art. 9 Cst., ils reprochent à la cour cantonale de leur avoir dénié la qualité pour interjeter appel au terme d'une application arbitraire du droit cantonal de procédure.
La Chambre pénale se réfère aux considérants de son arrêt. Le Procureur général du canton de Genève s'en rapporte à justice. C.________ conclut à l'irrecevabilité du recours, subsidiairement à son rejet.
Le Tribunal fédéral considère en droit:
1.
Seule la voie du recours de droit public est ouverte en l'occurrence pour se plaindre d'une application arbitraire du droit cantonal, dans la mesure où les recourants ne prétendent pas que l'arrêt attaqué reviendrait à violer le droit fédéral (cf. ATF 127 IV 215 consid. 2d p. 218; 119 IV 92 consid. 3b p. 101).
L'omission dénoncée par les recourants a conduit au décès de leur épouse, respectivement de leur mère, de sorte qu'ils revêtent la qualité de victimes au sens de l'art. 2 al. 2 let. b LAVI; il n'est pas contesté qu'ils étaient parties à la procédure, puisqu'ils l'ont provoquée en déposant un appel contre le jugement d'acquittement du Tribunal de police. L'omission fautive que les recourants reprochent à l'intimée est intervenue dans l'exercice de son activité professionnelle au sein de M.________, qui constitue un établissement public, au sens de l'art. 1er let. a de la loi genevoise sur les établissements publics médicaux, doté de la personnalité juridique et responsable des actes commis par ses employés dans l'exercice de leur activité, en application de la loi genevoise sur la responsabilité de l'Etat et des communes (art. 5 al. 1 et 2 de la loi genevoise sur les établissements publics médicaux). Dès lors, conformément à l'art. 2 de la loi genevoise sur la responsabilité de l'Etat et des communes, c'est l'Etat de Genève qui répond d'un éventuel dommage, le lésé ne disposant d'aucune action directe contre le personnel médical.
Or, selon une jurisprudence constante, confirmée récemment (ATF 128 IV 188 consid. 2; 127 IV 189 consid. 2b; 125 IV 161 consid. 2 et 3 et les références citées), lorsque le canton répond du seul dommage causé par ses fonctionnaires ou agents dans l'exercice de leur fonction et que la victime ne dispose par conséquent que d'une créance fondée sur le droit public cantonal, à l'exclusion de toute prétention civile découlant du droit privé contre l'agent réputé fautif, ladite victime n'a pas qualité pour former un pourvoi en nullité (ATF 128 IV 188 consid. 2), respectivement pour déposer un recours de droit public sur la base de l'art. 8 al. 1 let. c LAVI (cf. arrêt du 6P.98/2002 du 10 janvier 2003, concernant un homicide par négligence reproché au personnel médical de l'Hôpital S.________).
Les recourants critiquent cette jurisprudence en tant qu'elle irait à l'encontre de la volonté du législateur fédéral de doter les victimes de droits supplémentaires à tous les stades de la procédure pénale. Les arguments qu'ils avancent ne permettent cependant pas de la remettre en cause. L'objectif de la LAVI consiste en effet à faciliter aux victimes l'obtention de leurs prétentions civiles dans le procès pénal (ATF 128 IV 137 consid. 2b/dd p. 143; 120 Ia 101 consid. 2e p. 108); il ne suffit donc pas que le jugement pénal puisse avoir des effets positifs sur une éventuelle action civile ultérieure. Le Tribunal fédéral n'a donc pas méconnu le but de la loi en considérant que le pourvoi en nullité n'était pas ouvert à la victime qui ne peut se prévaloir d'aucune action directe à l'encontre de la personne acquittée.
Il appert que tel est bien le cas en l'espèce, ce que les recourants admettent d'ailleurs eux-mêmes puisqu'ils ont requis à titre principal du Tribunal de police qu'il prenne acte de leurs réserves civiles à l'encontre des Hôpitaux R.________. En particulier, les conclusions tendant à ce que l'intimée prenne en charge les frais de la procédure, comprenant une participation aux honoraires de leur avocat, ne constituent pas des prétentions civiles, découlant du droit privé, mais des prétentions déduites directement de la procédure pénale cantonale et, plus particulièrement, de l'art. 97 CPP gen.
Les recourants ne sauraient dès lors fonder leur qualité pour recourir directement sur l'art. 8 al. 1 let. c LAVI; ils ne peuvent en conséquence agir par le biais d'un recours de droit public qu'en vertu de l'art. 88 OJ (ATF 127 IV 189 consid. 3). Selon la jurisprudence, cette voie de droit n'est ouverte qu'à celui qui est atteint par l'acte attaqué dans ses intérêts personnels et juridiquement protégés (ATF 126 I 43 consid. 1a). Comme le droit de punir n'appartient qu'à l'Etat, le lésé n'est pas atteint dans un droit qui lui soit propre par une décision pénale qu'il juge trop favorable à l'accusé; il n'a donc pas qualité pour se plaindre de l'appréciation des preuves et des conséquences que l'autorité en tire. Dès lors, celui qui n'a pas qualité pour recourir sur le fond ne peut former un recours de droit public qu'en invoquant une violation, équivalant à un déni de justice formel, d'un droit procédural qui lui est reconnu, en tant que partie, par le droit cantonal ou par le droit constitutionnel (ATF 121 IV 317 consid. 3b p. 324 et les références citées). Cela étant, A.________ et B.________ ont qualité, au regard de l'art. 88 OJ, pour reprocher à l'autorité cantonale d'avoir commis un déni de justice formel en déclarant leur appel irrecevable, en violation des droits de parties qu'ils prétendent détenir (ATF 121 II 171 consid. 1 p. 173; 120 Ia 220 consid. 2a p. 222; 117 Ia 84 consid. 1b p. 86, 90 consid. 4a p. 95 et les arrêts cités).
2.
Invoquant l'art. 9 Cst., les recourants reprochent à la Chambre pénale d'avoir déclaré leur appel irrecevable au terme d'une application arbitraire du droit cantonal de procédure.
2.1 Saisi d'un recours de droit public pour arbitraire, le Tribunal fédéral n'a pas à examiner quelle est l'interprétation correcte que l'autorité cantonale aurait dû donner des dispositions applicables; il doit uniquement dire si l'interprétation qui a été faite est défendable. En effet, une décision est arbitraire lorsqu'elle viole gravement une norme ou un principe juridique clair et indiscuté, ou lorsqu'elle contredit d'une manière choquante le sentiment de la justice et de l'équité; à cet égard, le Tribunal fédéral ne s'écarte de la solution retenue par l'autorité cantonale de dernière instance que si elle apparaît insoutenable, en contradiction manifeste avec la situation effective, adoptée sans motifs objectifs et en violation d'un droit certain. En outre, il ne suffit pas que les motifs de la décision critiquée soient insoutenables; encore faut-il que cette décision soit arbitraire dans son résultat (ATF 129 I 8 consid. 2.1 p. 9 et les arrêts cités).
2.2 L'art. 239 al. 2 CPP gen. dispose que les jugements du Tribunal de police peuvent être attaqués par la voie d'appel par le condamné ou par la partie civile, dans les cas prévus aux articles 291 et 292 de la loi de procédure civile. A teneur de l'art. 239 al. 3 CPP gen., la partie civile peut en outre appeler des jugements du Tribunal de police dans la mesure où ils peuvent avoir des effets sur le jugement de ses prétentions civiles. Les art. 338 al. 1 et 339 al. 1 let. b CPP gen. ouvrent la voie du pourvoi en cassation à la partie civile aux mêmes conditions contre les jugements rendus en dernier ressort par le Tribunal de police.
Suivant la jurisprudence de la Cour de cassation (SJ 2001 I 409), la Chambre pénale a considéré que le jugement d'acquittement rendu par le Tribunal de police n'était pas susceptible d'un appel de la part des parties civiles, mais qu'il devait être contesté par un pourvoi en cassation, ceci afin d'assurer une uniformité dans les voies de droit à disposition du Procureur général et des parties civiles pour contester une décision d'acquittement et d'éviter le risque de décisions contradictoires.
Les recourants tiennent cette motivation pour arbitraire et contraire au texte clair de l'art. 239 al. 3 CPP gen. qui ouvre la voie de l'appel contre les jugements du Tribunal de police à la partie civile à la seule condition qu'ils puissent avoir des effets sur le jugement de ses prétentions civiles. On peut en effet se demander si l'interprétation faite de l'art. 239 al. 3 CPP gen. est en tous points conforme à la volonté du législateur qui entendait ouvrir à la victime les voies de recours de la même manière qu'à l'inculpé (Mémorial des séances du Grand Conseil 1993 p. 2463). Cette question peut cependant demeurer ouverte.
Se fondant sur la jurisprudence du Tribunal fédéral rendue en application des art. 270 let. e ch. 1 PPF et 8 al. 1 let. c LAVI (ATF 128 IV 188), la Chambre pénale a considéré que l'appel serait de toute manière irrecevable parce que les recourants ne disposaient que d'une créance fondée sur le droit public cantonal contre l'Etat de Genève et qu'ils ne pouvaient pas faire valoir de prétentions civiles découlant du droit privé à l'encontre de la personne acquittée, de sorte que la condition posée à l'art. 239 al. 3 CPP gen. ne serait de toute manière pas réalisée.
Ce raisonnement échappe au grief d'arbitraire. En effet, comme le Tribunal fédéral l'a déjà jugé dans une cause analogue concernant la plainte en droit valaisan contre un refus de suivre (arrêt 6P.54/1999 du 1er juin 1999, consid. 2c reproduit à la RVJ 2000, p. 202/203), il n'est à tout le moins pas insoutenable d'interpréter la notion de prétentions civiles contenue à l'art. 239 al. 3 CPP gen. dans le même sens que celle prévue à l'art. 270 let. e ch. 1 PPF, et de ne retenir comme telles que les prétentions civiles que le lésé est en mesure de faire valoir dans le cadre de la procédure pénale par la voie d'une constitution de partie civile (ATF 123 IV 184 consid. 1c p. 188). Or, en l'espèce, les prétentions civiles des recourants ne peuvent viser que l'Etat de Genève, lequel n'est pas partie à la procédure pénale. Il ne leur est donc pas possible de faire valoir ces prétentions dans la procédure pénale en se constituant parties civiles. Par conséquent, c'est sans arbitraire que la cour cantonale leur a dénié la qualité pour former appel contre le jugement d'acquittement du Tribunal de police du 24 octobre 2002.
3.
Le recours doit par conséquent être rejeté dans la mesure où il est recevable, aux frais des recourants qui succombent (art. 156 al. 1 OJ). Ces derniers verseront en outre une indemnité de dépens à l'intimée, qui obtient gain de cause avec l'assistance d'un mandataire extérieur (art. 159 al. 1 OJ).
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:
1.
Le recours est rejeté dans la mesure où il est recevable.
2.
Un émolument judiciaire de 2'000 fr. est mis à la charge des recourants.
3.
Une indemnité de 1'000 fr. est allouée à C.________ à titre de dépens, à la charge des recourants, créanciers solidaires.
4.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties, ainsi qu'au Procureur général et à la Chambre pénale de la Cour de justice du canton de Genève.
Lausanne, le 4 avril 2003
Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse
Le président: Le greffier: