BGer 4P.75/2004
 
BGer 4P.75/2004 vom 14.07.2004
Tribunale federale
{T 0/2}
4P.75/2004 /dxc
Arrêt du 14 juillet 2004
Ire Cour civile
Composition
MM. et Mme les Juges Corboz, Président,
Rottenberg Liatowitsch et Favre.
Greffière: Mme Krauskopf
Parties
X.________ SA,
recourante, représentée par Me Dominique Lévy, avocat,
contre
A.________,
intimé, représenté par Me Pierre-André Morand, avocat,
Chambre civile de la Cour de justice du canton de Genève, case postale 3108, 1211 Genève 3.
Objet
art. 9 et 29 Cst. (procédure civile; contrat de mandat; honoraires),
recours de droit public contre l'arrêt de la Chambre civile de la Cour de justice du canton de Genève du 13 février 2004.
Faits:
A.
X.________ SA est une société anonyme de droit français ayant son siège en France. Conformément aux contrats de construction conclus en 1979 avec le Ministère de l'éducation libyen, la société a fourni à l'Etat libyen une garantie bancaire de bonne fin d'exécution des travaux. En cours de chantier, l'Etat libyen a fait appel en 1985 au solde de la garantie pour 5'000'000 dinars libyens (DL). Dans le cadre de la procédure intentée par X.________ SA à Tripoli contre l'Etat libyen, la société a demandé à A.________, avocat libyen, de l'assister dans la préparation de documents de portée tant technique que juridique à remettre à l'expert judiciaire. Pour ce faire, A.________ s'est entouré d'une équipe, composée de deux ingénieurs et de deux comptables. Selon le "protocole d'accord" passé entre l'avocat et X.________ SA, les honoraires et frais des personnes ayant contribué à établir le rapport fourni à l'expert s'élèvent, forfaitairement, à 15% du montant effectivement recouvré. A la suite de la transaction extra-judiciaire conclue entre X.________ SA et l'Etat libyen, celui-ci a restitué la garantie à concurrence de 153'120'000 FF le 27 octobre 1993.
B.
Après s'être fait céder les prétentions des quatre personnes avec qui il avait collaboré, A.________ a actionné X.________ SA, le 8 novembre 1995, devant le Tribunal de première instance du canton de Genève en paiement du montant de 22'968'000 FF avec intérêts au taux légal français dès le 27 octobre 1993, correspondant aux 15% de la garantie libérée.
Le Tribunal fédéral a confirmé, par arrêt du 23 décembre 1998, la validité de la clause de prorogation de for contenue dans le protocole d'accord en faveur des tribunaux genevois.
Par jugement du 10 avril 2003, le Tribunal de première instance a condamné X.________ SA a verser à A.________ le montant de 21'493 fr. 70 avec intérêts à 5% dès le 8 novembre 1996.
Statuant le 13 février 2004 sur appels principal et incident, la Cour de justice du canton de Genève a porté le montant dû par X.________ SA à 466'859 Euro 90 avec intérêts à 5% dès le 8 novembre 1996.
C.
X.________ SA interjette un recours de droit public contre cet arrêt. Elle demande l'annulation de celui-ci et le renvoi de la cause à la Cour de justice. A.________ conclut à l'irrecevabilité, voire au rejet, du recours.
Le Tribunal fédéral considère en droit:
1.
Le Tribunal fédéral examine d'office et librement la recevabilité des recours de droit public dont il est saisi (ATF 129 I 173 consid. 1 et l'arrêt cité).
1.1 Formé en temps utile contre une décision finale prise en dernière instance cantonale, le recours est en principe recevable au regard des art. 86 et 89 al. 1 OJ.
1.2 Seuls sont recevables devant le Tribunal fédéral les moyens qui, à condition qu'ils aient pu être portés devant l'autorité cantonale de dernière instance, ont effectivement été présentés à cette autorité. Il s'ensuit l'irrecevabilité du moyen que la partie recourante a renoncé, expressément ou par acte concluant, à invoquer devant la dernière autorité cantonale (art. 86 al. 1 OJ; ATF 126 I 257 consid. 1a p. 258 et l'arrêt cité). En droit genevois, l'appel ordinaire, que les parties ont exercé en l'espèce, permet à la Cour de justice de revoir la contestation avec plein pouvoir d'examen (Bertossa/Gaillard/Guyet, Commentaire de la loi de procédure civile genevoise, n. 15 ad art. 291).
Il n'est ainsi pas possible d'entrer en matière sur les griefs de la recourante, qui tendent à faire reconnaître qu'aucune rémunération ne serait due, dès lors qu'en appel, elle n'a pas remis en cause le principe d'une rétribution, mais s'est limitée à contester la répartition des dépens de première instance. Sont par conséquent irrecevables les griefs relatifs à l'existence et à la validité du mandat en faveur de l'intimé ainsi qu'à la réalisation des conditions donnant droit à la rémunération convenue. Seuls sont recevables les griefs se rapportant au montant dépassant la somme de 21'493 fr. 70 allouée en première instance à l'intimé.
2.
A l'appui de son recours de droit public, la recourante invoque une appréciation insoutenable des faits, une application arbitraire du droit libyen, la violation de son droit d'être entendue et un déni de justice formel. En raison de la nature formelle du droit d'être entendu, il convient d'examiner en premier lieu le moyen pris de la violation de ce droit.
3.
La recourante se plaint de la violation de son droit d'être entendue du fait que l'autorité cantonale aurait fait application d'un tableau et de tarifs libyens qu'aucune des parties n'aurait invoqués.
3.1 Le droit d'être entendu (art. 29 al. 2 Cst.) confère aux parties le droit de s'exprimer sur tous les points importants avant qu'une décision soit prise. Cette règle s'applique sans restriction pour les questions de fait; pour ce qui est de la qualification juridique de ceux-ci, elle vaut notamment lorsque l'autorité a l'intention de s'appuyer sur des arguments juridiques inconnus des parties et dont celles-ci ne pouvaient prévoir l'adoption (ATF 126 I 19 consid. 2c/aa p. 22). Les parties ne doivent pas être prises au dépourvu par le principe de l'application du droit étranger et ont le droit d'être renseignées et de prendre position sur le contenu de celui-ci (ATF 124 I 49 consid. 2c p. 52; 114 Ia 97 consid. 2a p. 99).
3.2 La Cour de justice a fondé son raisonnement, relatif au calcul des honoraires selon le droit libyen, sur l'avis de droit établi par l'Institut suisse de droit comparé (ci-après: ISDC). Dans la mesure où celui-là a été rédigé à la demande de la recourante, celle-ci ne peut manifestement pas prétendre avoir été surprise par son contenu. Le grief est donc mal fondé.
4.
La recourante reproche à la Cour de justice, au titre d'un déni de justice formel, de ne pas avoir examiné, ni en fait ni en droit, les conséquences de la procédure de redressement judiciaire française sur la procédure à Genève; la première entraînerait la forclusion de la prétention articulée dans la seconde.
Selon la jurisprudence, une autorité se rend coupable d'un déni de justice formel prohibé par l'art. 29 al. 1 Cst. si elle omet de se prononcer sur des griefs qui présentent une certaine pertinence (ATF 126 I 97 consid. 2b p. 102; 125 III 440 consid. 2a p. 441; 117 Ia 116 consid. 3a p. 117 et les arrêts cités). En l'espèce, la recourante a limité son appel incident à la question des dépens, admettant ainsi le principe de la rémunération de l'intimé. Partant, la question de la forclusion des prétentions de l'intimé n'était plus pertinente, et l'autorité cantonale n'avait plus à l'examiner (cf. consid. 1.2).
5.
Se fondant sur l'avis de l'ISDC, la Cour de justice a estimé que le droit libyen prohibait le pacte de quota litis. Selon l'art. 143 du code civil libyen, la nullité de certaines clauses d'un contrat n'entraîne pas la nullité du contrat dans sa totalité, à moins qu'il soit démontré que le contrat n'aurait pas été conclu sans elles. Le principe de la rémunération étant acquis in casu, seule sa modalité serait frappée de nullité. D'après le décret n° 80 de 1993, le montant maximal de 3'000 DL ne serait pas applicable aux litiges ayant une valeur litigieuse élevée. Il y aurait donc lieu de se référer au taux de 2% prévu dans ce décret ainsi qu'à l'art. 19 du décret 885 de 1990, qui prévoit que les honoraires sont fixés en fonction de l'effort fourni, de la nature, de l'importance et de la durée du procès. L'activité déployée pendant 15 mois ayant été considérable et les sommes en jeu importantes, il se justifierait d'arrêter la rémunération à 2% du montant encaissé par la recourante.
6.
La recourante fait valoir que l'intimé n'aurait produit aucune note d'honoraires ou document qui prouverait la prétendue ampleur de son travail. La constatation selon laquelle l'intimé aurait fourni un "travail considérable" reposerait ainsi sur une simple supposition et serait dès lors arbitraire.
6.1 Une décision est arbitraire lorsqu'elle est manifestement insoutenable, qu'elle se trouve en contradiction évidente avec la situation de fait, qu'elle viole gravement une norme ou un principe juridique indiscuté ou encore lorsqu'elle heurte de manière choquante le sentiment de la justice et de l'équité. Pour qu'une décision soit annulée pour cause d'arbitraire, il ne suffit pas que la motivation formulée soit insoutenable, il faut encore que la décision apparaisse arbitraire dans son résultat (ATF 129 I 8 consid. 2.1 p. 9; 128 I 81 consid. 2 p. 86, 177 consid. 2.1 p. 182). Le justiciable qui se plaint d'arbitraire doit démontrer, par une argumentation précise, que cette décision repose sur une application de la loi ou une appréciation des preuves manifestement insoutenables (art. 90 al.1 let. b OJ; ATF 129 I 113 consid. 2.1 p. 120 et les arrêts cités).
6.2 Pour apprécier l'ampleur du travail fourni, l'autorité cantonale s'est notamment fondée sur les déclarations de six témoins, à savoir le directeur de la recourante pour la Libye, l'expert judiciaire et les quatre personnes ayant communiqué les informations techniques et comptables nécessaires à l'intimé. Contrairement à ce qu'allègue la recourante, les constatations de la Cour de justice quant au travail effectué dans le cadre du rapport à remettre à l'expert judiciaire, ne reposent pas sur de simples suppositions.
Se basant sur les témoignages figurant au dossier, elle a retenu que l'intimé a collaboré intensément pendant 15 mois avec deux ingénieurs et deux experts-comptables, qui lui remettaient les différents renseignements qu'il utilisait ensuite pour établir le rapport destiné à l'expert. Ce rapport avait notamment trait aux travaux effectués par la recourante, aux difficultés rencontrées dans leur exécution et aux causes de celles-ci, aux éventuelles pertes subies par la recourante du fait des retards accusés dans les travaux ainsi qu'aux sommes payées et encore dues et à leurs modalités de paiement. L'intimé a visité les chantiers à plusieurs reprises et rencontré l'expert six ou sept fois pour des séances de quatre heures chacune. Selon les constatations cantonales que la recourante ne remet pas en cause, l'intimé a également plaidé pour sa défense. Au vu de ces éléments, il n'était pas arbitraire de qualifier le travail accompli par l'intimé, en collaboration avec son équipe, de considérable. Le grief est donc mal fondé.
7.
La recourante soutient par ailleurs que la Cour de justice aurait renversé le fardeau de la preuve en considérant que l'intimé pouvait prétendre à des honoraires, alors qu'il n'aurait pas prouvé avoir déployé une activité ni l'importance de celle-ci.
La question de savoir qui supporte les conséquences de l'échec d'une preuve relève de l'application de l'art. 8 CC; cette question peut être soumise à la Cour de céans dans le cadre d'un recours en réforme (ATF 128 III 22 consid. 2d p. 25; 128 III 271 consid. 2a/aa p. 273 et les arrêts cités). En raison de la règle de la subsidiarité du recours de droit public (art. 84 al. 2 OJ), elle ne peut être examinée dans cette voie de recours; le grief est donc irrecevable.
8.
La recourante reproche, sans autre explication, à l'autorité cantonale d'avoir violé de façon insoutenable "les règles de procédure genevoise d'apport des preuves". Insuffisamment motivé, ce grief est également irrecevable (cf. art. 90 al. 1 let. b OJ et consid. 6.1).
9.
La recourante soutient encore que la Cour de justice aurait constaté de manière arbitraire le droit libyen en fixant la rétribution à 2% de la valeur litigieuse, alors que ce taux ne serait pas applicable aux litiges ayant une valeur litigieuse importante.
9.1 Selon l'avis de l'ISDC relatif à la rémunération de l'avocat en droit libyen, l'art. 19 du décret 885 de 1990 prévoit que le montant des honoraires dépend de l'effort fourni, de la nature, de l'importance et de la durée du procès. Cette disposition précise encore qu'un décret fixera le maximum des honoraires. C'est ce que fait le décret 80 de 1993. Il renvoie, à l'art. 2, à un tableau des émoluments, qui détermine le maximum des honoraires dans les différentes procédures. Ce tableau spécifie que dans les contestations civiles et commerciales, la rétribution ne doit pas dépasser 2% de la valeur litigieuse, le minimum étant de 300 DL et le maximum de 3'000 DL. Cette règle n'est pas applicable aux litiges ayant une grande valeur litigieuse.
9.2 La Cour de justice a considéré que, compte tenu de la valeur litigieuse élevée, le montant de 3'000 DL pouvait être dépassé, ce que la recourante ne conteste pas. L'autorité cantonale a alors arrêté les honoraires selon les critères fixés à l'art. 19 du décret 885 de 1990, comme le préconise la recourante. L'on ne voit donc pas en quoi cette manière de faire violerait arbitrairement le droit libyen et la recourante ne le démontre pas. Insuffisamment motivé, ce grief est également irrecevable. Le montant arrêté par l'autorité cantonale, qui se fonde sur les critères de cette disposition, n'est au demeurant pas excessivement élevé - au contraire, il serait même, selon les constatations de la Cour de justice, bas en comparaison de ceux pratiqués à Genève - et ne dépasse pas le seuil de 2% retenu dans le tableau des honoraires.
10.
La recourante considère enfin que le montant de 720'000 fr. arrêté par la Cour de justice serait arbitraire au regard du coût de la vie libyen, dix fois inférieur au suisse.
La question de savoir quel est le coût de la vie en Libye est, contrairement à ce que soutient la recourante, sans pertinence dans la détermination des honoraires dus. La Cour de justice devait en effet fixer la rémunération en se fondant sur l'accord intervenu entre les parties, respectivement la réglementation libyenne, qui ne font pas référence au coût de la vie en Libye. Ce critère n'ayant pas à être intégré dans la détermination des honoraires - et la recourante ne l'allègue d'ailleurs pas -, il n'était pas arbitraire de ne pas en tenir compte.
11.
En conclusion, le recours doit être rejeté dans la faible mesure de sa recevabilité. La recourante en supportera donc les frais (art. 156 al. 1 et 159 al. 1 OJ).
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:
1.
Le recours est rejeté dans la mesure où il est recevable.
2.
Un émolument judiciaire de 9'000 fr. est mis à la charge de la recourante.
3.
La recourante versera à l'intimé une indemnité de 10'000 fr. à titre de dépens.
4.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties et à la Chambre civile de la Cour de justice du canton de Genève.
Lausanne, le 14 juillet 2004
Au nom de la Ire Cour civile
du Tribunal fédéral suisse
Le président: La greffière: