BGE 104 V 27
 
7. Arrêt du 1er mars 1978 dans la cause Caisse nationale suisse d'assurance en cas d'accidents contre Rodicio et Cour de justice du canton de Genève
 
Regeste
Art. 82 KUVG.
 
Sachverhalt


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A.- Rodicio, ressortissant espagnol, domicilié à S. (Espagne), a travaillé en Suisse de 1962 à 1965 et de 1969 à 1973. En 1973, il résidait à Genève et était ouvrier au service des Chemins de fer fédéraux (CFF). En cette dernière qualité, il était assuré auprès de la Caisse nationale suisse d'assurance en cas d'accidents (Caisse nationale suisse) contre les accidents et les maladies professionnelles.
Le 29 novembre 1973, alors qu'il circulait à vélomoteur, il fut frôlé par une voiture qui le dépassait et fit une chute. Il se releva dans un certain état d'excitation, détermina avec l'automobiliste les circonstances de l'accident et se rendit à la Clinique et Permanence de l'Arve puis chez le docteur Z., généraliste, qui diagnostiqua des contusions: l'une à la tête, une autre aux genoux et une autre enfin dans la région lombo-sacrée. Quelques mois après, on ne constata plus aucune séquelle objectivable de ces légers traumatismes. Cependant Rodicio ne reprit pratiquement pas le travail. Il refusa de le faire et s'opposa aussi à toutes mesures de réadaptation. Il se plaignait de céphalées diffuses, d'un déséquilibre orthostatique, d'hyperacousie, d'acouphènes, de palpitations et d'insomnie. Pendant quelque temps, il présenta de courtes pertes de connaissance. A aucun de ces troubles les différents spécialistes consultés ne trouvèrent de causes organiques. Les CFF l'adressèrent alors au Service de neurochirurgie de l'Hôpital cantonal, où le Dr H. diagnostiqua le 6 avril 1974 un terrain névrotique propice à l'installation d'un syndrome subjectif de

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fixation post-traumatique. L'assuré fut ensuite soigné ambulatoirement à la Policlinique universitaire de psychiatrie, en particulier par le Dr G.
Le 5 novembre 1974, un inspecteur de la Caisse nationale tenta en vain de persuader Rodicio de reprendre le travail. Peu après, l'assuré consulta Me N., avocat. Le 22 novembre 1974, la Caisse nationale mit fin au traitement médical institué par ses soins et liquida le cas par le versement d'une indemnité unique de 8500 fr., fondée sur quatre mois de rente entière et quatre mois de demi-rente.
B.- Rodicio recourut par l'entremise de son avocat contre la décision administrative du 22 novembre 1974. Il conclut à ce qu'en lieu et place d'une indemnité en capital la Caisse nationale soit astreinte à lui fournir depuis le 29 novembre 1973 ses prestations ordinaires, fondées sur une responsabilité totale, d'une part, et, d'autre part, sur une incapacité de travail de 100% puis sur une invalidité dont le taux restait à déterminer. Il produisit un rapport d'expertise établi à sa demande par le Dr P., psychiatre et psychothérapeute, et daté du 30 septembre 1975. L'expert y confirme le diagnostic déjà posé par d'autres médecins de syndrome subjectif des traumatisés crâniens, consécutif à un traumatisme léger; l'assuré n'est pas un simulateur, animé de l'intention consciente de profiter de l'assurance; il a développé dans une personnalité fruste une pathologie névrotique, qui lui fait vivre sans cesse l'événement traumatique sous la forme des symptômes de ce dernier, qu'il ressent comme des réalités angoissantes; la revendication, l'agressivité quérulante est un autre aspect de la même angoisse; l'accident a déclenché les troubles psychiques mais n'aurait pas suffi à les causer: la personnalité a joué un rôle aussi important et nécessaire. Et le Dr P. de conclure que seul un traitement global, au cours duquel l'assuré dialoguerait en toute confiance avec le médecin, pourrait amener progressivement ce patient à renoncer aux bénéfices secondaires de sa maladie et à reprendre le travail.
La Cour de justice du canton de Genève mit en oeuvre une expertise judiciaire, qu'elle confia au Dr S., du Centre psycho-social universitaire de Genève. Dans son rapport très complet du 18 janvier 1977, l'expert expose que: la capacité de travail du recourant est diminuée d'un quart à un tiers, dans le cas d'une activité n'impliquant pas de gros efforts physiques; la

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diminution de la capacité de travail résulte de l'accident du 29 novembre 1973, auquel elle est reliée par une évolution névrotique; il s'agit d'une évolution névrotique post-traumatique avec éléments hystériques, à teinte sinistrosique importante et tendance à la chronicité due au bénéfice secondaire; des facteurs étrangers ont contribué à cette évolution, qui sont la personnalité prémorbide de l'assuré et les particularités de la réaction de sa famille; en l'absence de ces facteurs, il aurait récupéré depuis longtemps une capacité de travail de 100%, ou à peu près; une reprise du traitement médical resterait sans effets, car les bénéfices secondaires de la situation sont trop importants pour l'intéressé et pour son entourage; d'ailleurs une évolution névrotique post-traumatique avec teinte sinistrosique est, après plusieurs années, incurable; il est beaucoup trop tard pour pouvoir espérer d'un règlement en capital un effet curatif.
La Cour de justice considéra que le recourant souffrait d'une névrose assurée, que l'octroi d'une indemnité en capital n'était pas apte à guérir. Par jugement du 9 septembre 1977, elle annula la décision attaquée, astreignit la Caisse nationale à servir à Rodicio depuis le 22 novembre 1974 une rente fondée sur une invalidité de 30%, sous déduction de la somme versée conformément à la décision annulée.
C.- La Caisse nationale a formé en temps utile un recours de droit administratif contre le jugement cantonal. Elle allègue qu'au moment où elle a pris la décision de liquider les prétentions d'assurance de l'assuré par un règlement en capital on devait espérer, selon les données de l'expérience, que cette mesure amènerait l'intéressé à reprendre le travail. Elle conclut donc au rétablissement de sa décision du 22 novembre 1974. Elle se demande au surplus si, véritablement, l'accident est avec les troubles psychiques de l'intimé dans un rapport de causalité adéquate, sans qu'il faille pour autant songer nécessairement à une névrose de revendication. Ce qui l'amène à suggérer de supprimer non seulement la rente allouée par la Cour de justice mais encore l'indemnité accordée à titre de règlement en capital.
Agissant au nom de l'intimé, Me N. conclut au rejet du recours et à la confirmation du jugement attaqué.
D.- Le 30 juillet 1975, les CFF ont résilié les rapports de service qui les liaient à Rodicio, avec effet au 31 octobre 1975.


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Le 5 août 1976, Rodicio a obtenu de l'assurance-invalidité une rente entière d'invalidité à partir du 1er novembre 1974.
Il est rentré définitivement en Espagne, vraisemblablement en automne 1977.
 
Considérant en droit:
En vertu des art. 77 et 78 LAMA, pour une incapacité absolue de travail, la rente est fixée au 70% du gain annuel que l'assuré a réalisé dans l'entreprise soumise à l'assurance obligatoire durant l'année qui a précédé l'accident. Si l'incapacité n'est que partielle, la rente subit une réduction proportionnelle.
La rente est réduite de même, si l'invalidité n'est qu'en partie l'effet d'un accident assuré (art. 91 LAMA).
Enfin, l'art. 82 LAMA s'exprime comme il suit:
"S'il n'y a pas lieu d'attendre de la continuation du traitement
médical une sensible amélioration de l'état de l'assuré, mais s'il paraît
probable que ce dernier recouvrera sa capacité de travail après la
liquidation de ses prétentions et en reprenant le travail, une indemnité
en capital remplaçant la rente est substituée aux prestations antérieures
(al. 1). L'indemnité est égale à la valeur actuelle d'une rente, constante
ou décroissante, courant pendant trois ans au maximum et calculée sur
la base du gain annuel de l'assuré, en tenant compte de son état de
santé et du degré de son incapacité de travail au moment de la fixation
de l'indemnité (al. 2)."
a) Les névroses qui résulteraient d'une lésion du cerveau ou d'autres organes du système nerveux, lésion consécutive à un accident ou à une maladie professionnelle, seraient évidemment assurées. Mais, dans l'état actuel de la science, les névroses semblent exister sans lésions, du moins sans lésions objectivables, des organes intéressés. On n'en reconnaît pas

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moins que certaines d'entre elles peuvent être avec l'accident ou la maladie dans un rapport de causalité adéquate et, par conséquent, assurées. Il s'agit d'abord des névroses accidentelles, qui supposent un choc physique grave, mal supporté mentalement (Unfallneurose; cf. ATFA 1950, p. 82; MAURER, " Recht und Praxis der schweizerischen obligatorischen Unfallversicherung", 2e éd., p. 259 lit. c; TILLMANN dans RSJ 1957, p. 181, arrêt non publié Bandelier, du 11 décembre 1963), ou un choc psychique violent dû à un événement extraordinaire et inattendu, de nature à traumatiser moralement un homme sain de corps et d'esprit (névrose d'épouvante, Schreckneurose; cf. ATFA 1963, p. 165; arrêt non publié Soldini, du 25 avril 1974, MAURER, op. cit., p. 258 ch. 4 lit. a). Sont aussi assurées les névroses de traitement provenant d'actes médicaux inadéquats ou inutilement nombreux, dont répond l'assurance (Behandlungsneurose; cf. ATFA 1954, p. 78, spéc. consid. 2 p. 86, et MAURER, loc. cit. lit. b).
b) Ne sont pas assurées en revanche les névroses de revendication, dites aussi d'appétence ou d'assurance, ou bien encore sinistroses. Elles procèdent d'une carence de la volonté ou d'une anomalie mentale de l'intéressé, auxquelles l'événement assuré donne le prétexte de se manifester. Dans ce sens, elles sont bien une conséquence de l'accident ou de la maladie, mais elles n'y sont pas liées par un rapport de causalité adéquate: trop de particularités étrangères à l'événement interviennent, qui le relèguent à un rôle très secondaire. L'assuré atteint de ce type de névrose ne parvient pas à sortir du rôle d'invalide, qu'il justifie par une infirmité inexistante ou dont il exagère les effets. Ses mobiles - inconscients - peuvent être, par exemple, le désir de s'enrichir par des prestations d'assurance, de porter préjudice à une société qu'il rejette, de laisser libre cours à sa paresse, de se venger de l'auteur de l'accident, etc. Contrairement au simulateur, qui se fait une juste représentation de la réalité, il en est venu à croire à ses maux imaginaires et à les ressentir vraiment. Il s'agit donc bien d'une véritable névrose, mais dont l'assurance sociale ne peut, sous peine de provoquer des abus insupportables, couvrir les conséquences (cf. MAURER, op. cit., p. 255 ss; ATFA 1950, p. 77; 1960, p. 260, ATF 100 V 17 ainsi que les arrêts non publiés Bandelier du 11 décembre 1963 et Cescato du 1er octobre 1969).


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3. Les patients atteints de l'une des névroses assurées énumérées ci-dessus parviennent souvent à reprendre le travail après liquidation de leurs prétentions envers l'assurance et à guérir de leurs troubles psychiques. C'est surtout à leur intention qu'a été créé l'art. 82 LAMA, qui prévoit l'octroi au lieu de rente d'une indemnité unique en capital. Pour que cette disposition soit applicable, il suffit qu'au moment où la Caisse nationale prend sa décision il paraisse probable - au regard de la personnalité de l'assuré et de l'expérience générale - que la mesure sera efficace. L'assurance ne répond pas des événements qui viendraient, postérieurement à sa décision, fausser le pronostic. En revanche, la découverte après coup que l'impossibilité de travailler a une cause physique insurmontable serait un motif de revision (ATFA 1960, p. 260, ATF 100 V 17, ainsi que les arrêts non publiés Romano du 10 décembre 1973 et Ferrari du 7 mai 1974). Au demeurant, la règle est que la liquidation selon l'art. 82 LAMA constitue la thérapie adéquate à l'égard des assurés qui refusent sans raisons objectives de reprendre le travail. On ne devrait y faire exception que lorsqu'il ressort des déclarations claires et catégoriques d'un psychiatre que la mesure restera dans le cas particulier sans effets (ATF 103 V 83).
Dans son rapport d'expertise du 30 septembre 1975, le Dr P. admet que les troubles dont souffre le patient sont essentiellement subjectifs et qu'il n'a pas été possible d'y trouver une participation organique. Il les qualifie de " syndrome subjectif des traumatisés crâniens", compliqué et aggravé par des composantes névropathiques.
Dans son rapport du 18 janvier 1977, l'expert judiciaire, le Dr S., parle aussi d'un syndrome commotionnel subjectif, mais pour dire que ce phénomène aurait dû s'estomper progressivement. Dans le diagnostic final, il n'est plus question que d'une évolution névrotique post-traumatique avec éléments hystériques, à teinte sinistrosique importante et tendance à la chronicisation due au bénéfice secondaire. L'existence

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chez l'assuré d'une teinte sinistrosique importante ressort de constatations significatives de l'expert, telles que celles-ci: Pendant les longs entretiens qu'il a eus avec l'expert, jamais l'assuré n'a présenté de troubles psycho-organiques. Il parlait de ses maux en discours accusateurs, en insistant sur leur caractère invalidant et irréversible. La perspective d'un essai de réadaptation au travail le fâchait. Selon lui, l'assurance n'avait qu'à payer: c'était pour cela qu'il avait versé des cotisations. Point de vue que partageait son épouse. Il lui arriva de boiter en présence du médecin mais de marcher normalement quand il croyait être hors de sa vue.
On relèvera dans la discussion du cas les réflexions suivantes de l'expert:
"On pourrait dire que, pour M. Rodicio, l'accident subi n'a été
qu'un résumé, qu'un concentré de tous les traumatismes, toutes les
frustrations ressentis dans la vie et pour lequel il pouvait enfin, pour
une fois, sans perdre face, prendre le rôle de la victime et demander
réparation. L'assuré, qui n'avait que neuf ans quand son père est mort,
précisément d'un traumatisme crânien, est resté un grand enfant, qui
cherche en permanence appui et sécurité. Il les a trouvés auprès de sa
femme, grâce à l'accident. Désormais, il se complaît dans un rôle
passif, sauf en ce qui concerne les revendications à l'égard de
l'assurance.
Il en résulte que M. Rodicio trouve dans son état actuel un bénéfice
secondaire important, dans le sens qu'il a trouvé d'une part quelqu'un,
représenté par la CNA, qui doit lui faire réparation en somme pour
tout ce qu'il a peiné et subi tout au long des années et qu'il n'a jamais
osé exprimer, et d'autre part un support, une compréhension et une
protection de la part de sa femme et de sa famille, choses qui lui ont
certainement manqué pendant l'enfance."
Est-ce à dire que, depuis une date antérieure à celle de la décision attaquée, donc au 22 novembre 1974, l'intimé ne souffre plus que d'une névrose de revendication? Il serait peut-être téméraire de l'affirmer sans avoir pris l'avis d'un surexpert. D'un autre côté, vaut-il la peine de remettre en question une prestation, l'indemnité de liquidation, que la Caisse nationale a accordée sans émettre de doutes sur sa responsabilité, et de prolonger ainsi la procédure? Il semble préférable d'admettre que les troubles de l'intimé présentent un caractère mixte et qu'ils procèdent à la fois d'une névrose accidentelle ordinaire, encore qu'on ne puisse guère parler ici de choc violent, et, dans une plus forte proportion, d'une névrose de revendication provenant de facteurs endogènes et

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du comportement de la famille. Mais il ne saurait être question de névrose de traitement, car l'intimé n'a été soumis par la Caisse nationale qu'à des examens et traitements adéquats, en nombre modéré.
En novembre 1974, une petite année s'était écoulée depuis la date de l'accident, le 29 novembre 1973. C'est la durée normale que nécessitent une recherche sérieuse de la cause des troubles ressentis par un sinistré, et les tentatives thérapeutiques. Une fois posé avec certitude le diagnostic de troubles d'origine psychique, l'assurance pouvait présumer que la liquidation du cas par un versement en capital déciderait le patient à reprendre le travail. A cette époque-là, aucun psychiatre n'a exprimé clairement et catégoriquement l'opinion contraire. Le 30 septembre 1975 encore, le Dr P. estimait une guérison possible, au vrai par un moyen diffèrent de la mesure de l'art. 82 LAMA (sur laquelle il ne se prononce pas): une modification de la relation entre le médecin, l'assurance et le malade.
L'expert judiciaire a vu l'expertisé pour la première fois en août 1976. Il a constaté au cours des mois suivants que la liquidation des prétentions d'assurance n'avait pas guéri l'assuré et qu'une telle mesure serait " à l'heure actuelle " inefficace. Mais son rapport nous montre que cet échec provient d'événements que la recourante n'avait pas à prévoir en novembre 1974 et dont elle ne répond pas: la progression d'une névrose de revendication, qui allait reléguer au second plan si ce n'est pratiquement remplacer la névrose accidentelle (seule assurée), et l'attitude revendicatrice de la famille de l'assuré, qui a encouragé ce dernier à refuser tout travail et tout essai de réadaptation. Or, on l'a vu plus haut, la mesure de l'art. 82 LAMA se fonde sur un pronostic. Il est généralement

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confirmé, mais elle ne devient pas caduque si dans un cas particulier elle demeure sans résultat. Adopter la solution contraire reviendrait à encourager les assurés à ne pas surmonter leur handicap.
C'est ainsi à tort que les premiers juges ont substitué une rente à un règlement en capital. Celui-ci était déjà favorable à l'assuré, en principe et quant au montant de l'indemnité.
Par ces motifs, le Tribunal fédéral des assurances prononce:
Le recours est admis.