BGer I 225/2004
 
BGer I 225/2004 vom 06.03.2006
Eidgenössisches Versicherungsgericht
Tribunale federale delle assicurazioni
Tribunal federal d'assicuranzas
Cour des assurances sociales
du Tribunal fédéral
Cause
{T 7}
I 225/04
Arrêt du 6 mars 2006
IVe Chambre
Composition
MM. les Juges Ursprung, Président, Schön et Frésard. Greffière : Mme von Zwehl
Parties
Office cantonal AI Genève, 97, rue de Lyon, 1203 Genève, recourant,
contre
M.________, intimé, représenté par Me Suzette Chevalier, avocate, rue Pestalozzi 15, 1202 Genève
Instance précédente
Tribunal cantonal des assurances sociales, Genève
(Jugement du 17 mars 2004)
Faits:
A.
M.________, né en 1961, souffre depuis de nombreuses années de douleurs rachidiennes. Exception faite des années 1990 à 1994 où il a exercé le métier de concierge, le prénommé a toujours travaillé comme chauffeur de poids lourds. A la suite d'une chute sur le dos survenue 19 février 1999, il a été déclaré en incapacité de travail totale. Son dernier employeur, la société X.________ SA, l'a licencié avec effet au 30 juin 1999. Le 27 septembre suivant, M.________ a présenté une demande de prestations de l'assurance-invalidité.
Dans un rapport établi à l'intention de l'Office cantonal genevois de l'assurance-invalidité (ci-après : l'office AI), le docteur J.________ a posé les diagnostics de fibromyalgie, de cervicalgies sur scoliose, de lombalgies sur discopathie L4-L5, sur prolapsus disco-ligamentaire L5-S1 ainsi que sur ostéophytose D12-L1, de méralgie paresthésique du membre supérieur gauche, et enfin d'un état anxio-dépressif. Au vu des atteintes retenues par le médecin traitant, l'office AI a mandaté le professeur C.________, spécialiste FMH en maladies rhumatismales et en médecine physique, pour une expertise. Celui-ci a confirmé le diagnostic de fibromyalgie (16 points douloureux) et estimé, au regard du bilan objectif discret, que l'assuré devrait être capable d'exercer une activité à mi-temps permettant une alternance des positions et des pauses fréquentes. Afin d'exclure toute problématique psychique invalidante, une expertise a également été confiée au docteur R.________, psychiatre, qui a diagnostiqué un léger état dépressif réactionnel. A la question de savoir si M.________ souffrait d'un trouble somatoforme douloureux, le psychiatre a répondu par la négative, soulignant que les critères diagnostiques de cette atteinte à la santé psychique n'étaient pas remplis; selon lui, les symptômes présentés par l'intéressé avaient une «base somatique» et ne «relev(ai)ent pas d'un état névrotique» (rapport du 30 décembre 2001).
Après avoir requis un complément d'instruction auprès du professeur C.________, l'office AI a rendu, le 6 et 7 juin 2002, deux décisions par lesquelles il a refusé le droit de l'assuré respectivement à des mesures professionnelles et à une rente d'invalidité.
B.
Saisi d'un recours de l'assuré contre ces deux décisions, le Tribunal cantonal genevois des assurances sociales l'a partiellement admis. Il a confirmé la décision du 6 juin 2002 (chiffre 5 du dispositif) et annulé celle du 7 juin 2002 en ce sens qu'il a octroyé à l'assuré une demi-rente d'invalidité dès le 1er février 2000 et renvoyé la cause à l'office AI afin que celui-ci procède au calcul de la prestation (chiffres 2 à 4 du dispositif).
C.
L'office AI interjette recours de droit administratif contre ce jugement, dont il requiert l'annulation. Il conclut à la confirmation de ses décisions des 6 et 7 juin 2002.
M.________ conclut au rejet du recours, tandis que l'Office fédéral des assurances sociales propose son admission.
Considérant en droit:
1.
1.1 Le litige porte sur le degré d'invalidité présenté par M.________, respectivement sur son droit à une rente.
1.2 Les premiers juges exposent correctement les règles légales relatives à la notion d'invalidité et à l'échelonnement du droit à une rente, ainsi que la jurisprudence sur l'appréciation de la valeur probante des rapports médicaux. Ils ont précisé à juste titre que la loi fédérale sur la partie générale du droit des assurances sociales (LPGA), entrée en vigueur le 1er janvier 2003, n'était pas applicable à la présente procédure (cf. ATF 129 V 4 consid. 1.2, 169 consid. 1, 356 consid. 1 et les arrêts cités). Sur ces points, on peut renvoyer à leurs considérants.
2.
2.1 La juridiction cantonale a examiné le caractère invalidant de la fibromyalgie dont souffre l'assuré en faisant application des critères consacrés par la jurisprudence dans les cas de troubles somatoformes douloureux. Elle a retenu l'existence d'une comorbidité psychiatrique sous la forme d'un «état dépressif majeur» et estimé que d'autres critères pertinents étaient également réunis chez l'assuré. Ainsi, il était établi que celui-ci présentait des affections corporelles chroniques sans rémission durable depuis plusieurs années et résistantes à tous les traitements. Il n'apparaissait pas non plus qu'il cherchait à tirer profit de sa maladie. Il n'y avait par ailleurs pas de divergence entre les informations fournies par l'intéressé et celles ressortant de l'anamnèse, ni entre les douleurs décrites (en partie objectivables sous la forme de nettes contractures musculaires le long de la colonne dorsale) et le comportement observé. Au vu de tous ces éléments, il n'existait aucun motif sérieux de s'écarter de l'avis des experts pour lesquels une reprise du travail ne pouvait être exigée de M.________ qu'à temps partiel. Des mesures professionnelles n'étant pas susceptibles d'augmenter sa capacité de gain, le prénommé avait droit à une demi-rente d'invalidité.
2.2 Pour l'office AI, au contraire, les critères pour admettre le caractère invalidant d'un trouble somatoforme douloureux ou d'une fibromyalgie étaient absents dans le cas d'espèce, ou du moins ne se manifestaient pas avec une intensité particulière. Un des critères importants, celui d'une comorbidité psychiatrique, n'était à l'évidence pas rempli. De plus, il fallait constater un vécu douloureux relativement sélectif en fonction des domaines de la vie ainsi qu'un problème de motivation. Ces circonstances plaidaient en défaveur de la reconnaissance d'une incapacité de travail de longue durée.
3.
3.1 Dans un arrêt récent, le Tribunal fédéral des assurances a jugé que les diagnostics de fibromyalgie et de trouble somatoforme douloureux présentaient des points communs, en ce que leurs manifestations cliniques étaient pour l'essentiel similaires et qu'il n'existait pas de pathogenèse claire et fiable pouvant expliquer l'origine des douleurs exprimées. Cela rendait la limitation de la capacité de travail difficilement mesurable car l'on ne pouvait pas déduire l'existence d'une incapacité de travail du simple diagnostic posé. En particulier, un diagnostic de fibromyalgie ou de trouble somatoforme douloureux ne renseignait pas encore sur l'intensité des douleurs ressenties par la personne concernée, ni sur leur évolution, ou le pronostic qu'on pouvait poser dans un cas concret. La Cour de céans a déduit de ces caractéristiques communes qu'en l'état actuel des connaissances, il se justifiait, sous l'angle juridique, d'appliquer par analogie les principes développés par la jurisprudence en matière de troubles somatoformes douloureux lorsqu'il s'agissait d'apprécier le caractère invalidant d'une fibromyalgie (arrêt S. du 8 février 2006, I 336/04, prévu pour la publication dans le Recueil officiel, consid. 4.1).
3.2 Aussi, convenait-il, également en présence d'une fibromyalgie, de poser la présomption que cette affection ou ses effets pouvaient être surmontés par un effort de volonté raisonnablement exigible (cf. ATF 131 V 50). Comme en matière de troubles somatoformes douloureux, il y avait toutefois lieu de reconnaître l'existence de facteurs déterminés qui, par leur intensité et leur constance, rendaient la personne incapable de fournir cet effort de volonté. Ces critères permettant de fonder exceptionnellement un pronostic défavorable dans les cas de fibromyalgie étaient les suivants: la présence d'une comorbidité psychiatrique importante par sa gravité, son acuité et sa durée, un processus maladif s'étendant sur plusieurs années sans rémission durable (symptomatologie inchangée ou progressive), des affections corporelles chroniques, une perte d'intégration sociale dans toutes les manifestations de la vie et l'échec de traitements ambulatoires ou stationnaires conformément aux règles de l'art (même avec différents types de traitement), cela en dépit de l'attitude coopérative de la personne assurée. En présence d'une comorbidité psychiatrique, il y avait également lieu de tenir compte de l'existence d'un état psychique cristallisé résultant d'un processus défectueux de résolution du conflit, mais apportant un soulagement du point de vue psychique (profit primaire tiré de la maladie, fuite dans la maladie). Enfin, à l'instar de ce qui était le cas pour les troubles somatoformes douloureux, il convenait de conclure à l'absence d'une atteinte à la santé ouvrant le droit aux prestations d'assurance, si les limitations liées à l'exercice d'une activité résultaient d'une exagération des symptômes ou d'une constellation semblable (par exemple une discordance entre les douleurs décrites et le comportement observé, l'allégation d'intenses douleurs dont les caractéristiques demeuraient vagues, l'absence de demande de soins, de grandes divergences entre les informations fournies par le patient et celles ressortant de l'anamnèse, le fait que des plaintes très démonstratives laissaient insensible l'expert, ainsi que l'allégation de lourds handicaps malgré un environnement psychosocial intact) (arrêt S., précité, consid. 4.2.1 et 4.2.2).
4.
Au regard de ce qui précède, les premiers juges étaient fondés à appliquer au cas particulier les principes développés par la jurisprudence sur les troubles somatoformes douloureux. On ne peut pas, en revanche, les suivre dans leur appréciation du caractère exigible ou non d'une reprise du travail de l'intimé.
4.1 En premier lieu, le critère d'une comorbidité psychiatrique ne saurait être retenu. Dans son rapport d'expertise, le docteur R.________ a en effet souligné l'absence d'une pathologie de la personnalité chez l'assuré [pas de phénomènes psychosensoriels, de signes d'automatisme mental, d'atteinte du cours de la pensée, ni état délirant ou comportement histrionique] (voir pages 8 et 10 dudit rapport). A lui seul, l'état dépressif réactionnel léger diagnostiqué par ce médecin ne peut être assimilé à une «comorbidité psychiatrique importante par sa gravité, son acuité et sa durée» (cf. ATF 127 V 299 consid. 5a). On ne voit pas non plus, à la lumière des considérations des deux experts mandatés par l'office AI, que l'état douloureux de M.________ soit tel qu'il ne permette qu'une reprise d'activité partielle. C'est le lieu de rappeler que les différents critères consacrés par la jurisprudence en matière de troubles somatoformes douloureux ou de fibromyalgie sont un instrument, pour l'expert et l'administration (le cas échéant pour le juge), servant à qualifier la souffrance vécue par un assuré, afin de déterminer si celui-ci dispose ou non des ressources psychiques permettant de surmonter cet état; ces critères ne constituent pas une liste de vérification mais doivent être considérés comme une aide à l'appréciation globale de la situation douloureuse dans un cas concret. Or, en l'espèce, ce qui ressort surtout des constatations des experts est le fait que M.________ est capable de composer avec ses douleurs. Comme le relève le professeur C.________, le prénommé parvient à surpasser son état douloureux lorsqu'il est occupé à des petites tâches qui l'intéressent (aller promener son chien, rendre service à ses voisins, bricoler et aider sa femme dans le ménage et dans les activités bénévoles que celle-ci exerce au Centre Y.________); il mène par ailleurs une vie émotionnelle et sociale pratiquement normale et se déclare satisfait de son sort, n'ayant pas besoin de gagner tellement d'argent pour vivre (voir pages 4 et 5 du rapport d'expertise). Le docteur R.________ a fait des observations similaires à ce sujet, ajoutant que l'assuré serait même prêt à accepter un stage de réadaptation professionnelle et à reprendre une activité lucrative en rapport avec ses capacités, ce dont il n'était pas disposé à faire à l'issue de son examen par le professeur C.________.
Tous ces éléments concordants laissent présumer que la fibromyalgie et ses effets peuvent être surmontés par un effort de volonté raisonnablement exigible de la part de l'intimé. Aussi, convient-il de nier une incapacité de travail résultant de ce seul diagnostic et de considérer que l'assuré est encore capable d'exercer à temps complet une activité adaptée (voir la lettre du professeur C.________ du 5 mars 2002 à l'intention de l'office AI dans laquelle ce médecin a maintenu que la profession habituelle de chauffeur de poids lourds était médicalement contre-indiquée).
4.2 La comparaison des revenus hypothétiques déterminants à la date de l'ouverture du droit éventuel à une rente (l'année 2000) conduit à un degré d'invalidité n'ouvrant pas le droit à une rente (cf. art. 28 al. 1 LAI). Pour fixer le revenu d'invalide de l'intimé, il y a lieu de se référer aux données résultant de l'Enquête suisse sur la structure des salaires 2000 publié par l'Office fédéral de la statistique (cf. ATF 126 V 76 consid. 3b/aa et bb, 124 V 322 consid. 3b/aa). Cela donne un montant de 50'076 fr. en tenant compte du niveau de qualification 4 pour les hommes (activités simples et répétitives), d'un horaire hebdomadaire de travail de 41,8 heures (La Vie économique, 12-2002, p. 88, tabelle B 9.2) et d'un abattement du salaire statistique de 10 %. Eu égard au revenu sans invalidité que l'intimé aurait pu obtenir en 2000 s'il n'avait pas dû abandonner son métier pour des raisons de santé (57'854 fr.), il en résulte le taux de 13,4 % [(57'854 - 50'076) x 100 : 57'854].
5.
Du moment où l'intimé n'a pas droit à une rente d'invalidité, il se pose à nouveau la question des mesures d'ordre professionnel. Celle-ci fait en effet partie de l'objet de la contestation (voir ATF 125 V 414 consid. 1). Un tel droit doit toutefois être nié.
En particulier, le reclassement selon l'art. 17 LAI n'entre clairement pas en ligne de compte. D'une part, le degré d'invalidité de l'assuré se situe largement en dessous du seuil de 20 % à partir duquel la jurisprudence admet le droit à une telle mesure (ATF 124 V 110 consid. 2b et les références). D'autre part, on peut douter de l'opportunité d'une telle mesure chez l'assuré.
Par ces motifs, le Tribunal fédéral des assurances prononce:
1.
Le recours est admis en ce sens que le jugement du 17 mars 2004 du Tribunal cantonal genevois des assurances sociales est annulé à l'exception du chiffre 5 du dispositif.
2.
Il n'est pas perçu de frais de justice.
3.
Le présent arrêt sera communiqué aux parties, au Tribunal cantonal genevois des assurances sociales et à l'Office fédéral des assurances sociales.
Lucerne, le 6 mars 2006
Au nom du Tribunal fédéral des assurances
Le Président de la IVe Chambre: La Greffière: