BGer 5C.170/2005
 
BGer 5C.170/2005 vom 07.12.2005
Tribunale federale
{T 0/2}
5C.170/2005 /frs
Arrêt du 7 décembre 2005
IIe Cour civile
Composition
MM. et Mme les Juges Raselli, Président,
Escher et Marazzi.
Greffier: M. Abrecht.
Parties
La Masse en faillite de S.________ SA,
défenderesse et recourante, représentée par Me Frédérique Bensahel-Zimra, avocate,
contre
X._______ SA,
demandeur et intimé, faisant élection de domicile en l'Étude de Me Claude-Alain Boillat, avocat,
Objet
action en revendication selon l'art. 242 LP,
recours en réforme contre l'arrêt de la Chambre civile de la Cour de justice du canton de Genève du 13 mai 2005.
Faits:
A.
S.________ SA, aujourd'hui en liquidation, a engagé X.________ en 1996 en qualité de directeur commercial, pour un salaire annuel brut de 120'000 fr. plus une participation au résultat, mais au maximum 150'000 fr. par an, auxquels s'ajoutaient des indemnités de représentation de 15'000 fr. par an. En octobre 1999, elle a acquis un véhicule Porsche 911 Carrera, mis en circulation pour la première fois le 6 avril 1998, qu'elle a mis à disposition de X.________ à titre de véhicule de fonction. En janvier 2000, X.________ a été nommé directeur général de S.________ SA; en mai 2001, il a vu son salaire augmenter de 15'640 fr. à 20'000 fr. brut par mois, indemnités de représentation non comprises.
B.
Lors de sa séance du 1er octobre 2001, alors qu'une décision du Crédit Suisse de ne pas racheter un immeuble de S.________ SA venait de mettre, selon ses propres termes, "gravement en danger" les ressources financières de la société, le conseil d'administration de S.________ SA a décidé d'octroyer à X.________ ainsi qu'à un autre membre de la direction, Y.________, leurs voitures de fonction. Le procès-verbal de la séance énonce à ce propos que "[l]es efforts à consentir durant les mois à venir demandent de la part de MM. X.________ et Y.________ une constance supérieure à la norme. De ce fait, le Conseil d'administration ne pouvant en aucun cas allouer des augmentations de salaire, décide de leur céder à titre exceptionnel leur voiture de fonction". Le lendemain, S.________ SA a écrit à Y.________ que "[d]evant les difficultés enregistrées depuis le 21 juin 2001 en particulier ainsi que par le fait du refus du Crédit Suisse de nous racheter les immeubles de S.________ SA, le Conseil d'administration souhaite vous remercier de votre attachement à la société en vous accordant à titre définitif la voiture que nous vous avons mise à disposition. Nous vous laissons le soin d'en faire l'échange de propriété lorsque bon vous semblera".
C.
S.________ SA a été déclarée en faillite par jugement du 4 juillet 2002. Le lendemain, X.________ a revendiqué la propriété de son véhicule de fonction Porsche, lequel avait été porté à l'inventaire de la faillite de la société. L'Office des faillites ayant écarté sa prétention, X.________ a ouvert action en revendication, au sens de l'art. 242 LP, devant le Tribunal de première instance du canton de Genève. La masse en faillite de S.________ SA en liquidation a conclu au déboutement du demandeur, en contestant en premier lieu que le transfert de propriété ait été opéré et, en deuxième lieu, en invoquant le caractère révocable (art. 286 LP) de la libéralité dont le demandeur avait été gratifié.
Par jugement du 4 novembre 2004, le Tribunal de première instance a rejeté l'action en revendication du demandeur. Rappelant que l'acquisition dérivée de la propriété mobilière supposait à la fois un titre d'acquisition, un acte de disposition et une forme de transfert de la possession, le Tribunal a considéré que le demandeur n'avait pas prouvé avoir accompli l'acte de disposition convenu, puisqu'il avait au contraire admis que S.________ SA était demeurée titulaire du permis de circulation et de la police d'assurance du véhicule. En outre, s'agissant du transfert de la possession, il n'était pas non plus établi que S.________ SA aurait renoncé à sa possession originaire sur le véhicule litigieux. Il fallait dès lors retenir que le demandeur n'avait pas acquis la propriété de ce véhicule, de sorte qu'il devait être débouté de son action en revendication.
D.
Par arrêt du 13 mai 2005, la Chambre civile de la Cour de justice du canton de Genève, statuant sur appel du demandeur, a réformé ce jugement en ce sens qu'elle a dit et prononcé, avec suite des dépens des deux instances, que le demandeur était propriétaire du véhicule litigieux. La motivation de cet arrêt, dans ce qu'elle a d'utile à retenir pour l'examen du recours, est en substance la suivante :
D.a Dans une action en revendication selon l'art. 242 LP, il incombe au tiers revendiquant de prouver les faits dont il entend déduire un droit, conformément au principe général de l'art. 8 CC. En l'espèce, il n'est pas contesté que le véhicule litigieux a initialement été acquis par S.________ SA. Il convient dès lors d'examiner si cette dernière en a transféré subséquemment la propriété au demandeur, comme celui-ci le soutient, de sorte qu'il serait aujourd'hui fondé à le revendiquer.
D.b L'acquisition dérivée de la propriété mobilière, régie par les art. 714 ss CC, suppose cumulativement l'existence d'un titre d'acquisition, d'un acte de disposition et d'une forme de transfert de la possession. Le titre d'acquisition est un acte juridique, tel qu'un contrat de vente, de donation, etc., qui a pour effet d'obliger le propriétaire à transférer la propriété de la chose à l'acquéreur. L'acte de disposition consiste en un contrat réel par lequel l'aliénateur et l'acquéreur manifestent leur volonté de transférer la propriété de la chose mobilière, en exécution du titre d'acquisition. Le transfert de la possession, qui peut se faire selon tous les modes prévus aux art. 922 ss CC, est l'opération propre à produire les effets prévus par le contrat réel, à savoir le transfert de propriété à l'acquéreur (Steinauer, Les droits réels, tome II, 3e éd. 2002, n. 2008 ss).
D.c En l'espèce, il faut admettre l'existence d'un titre d'acquisition, S.________ SA s'étant engagée, par décision de son conseil d'administration du 1er octobre 2001, à céder la propriété du véhicule litigieux au demandeur. En ce qui concerne l'acte de disposition, il appert que S.________ SA, en tant qu'aliénateur, a manifesté la volonté de transférer la propriété du véhicule litigieux non pas immédiatement, mais après que le demandeur aurait effectué certaines démarches, sans préciser lesquelles ("Nous vous laissons le soin d'en faire l'échange de propriété lorsque bon vous semblera"). S'agissant d'un véhicule automobile, on peut raisonnablement retenir que S.________ SA entendait par là le changement de titulaire du permis de circulation et de la police d'assurance, ainsi que le paiement des impôts et des taxes y relatifs.
D.d Pour ce qui concerne le transfert de la possession, la situation est plus délicate dans la mesure où le demandeur était déjà en possession de la chose mobilière, propriété de S.________ SA au moment de l'aliénation. Juridiquement, la situation régnant jusqu'à la décision du conseil d'administration du 1er octobre 2001 est à qualifier de possession dérivée, le demandeur ne tenant la chose qu'en qualité de véhicule de fonction, alors que par la décision précitée, la possession originaire devait lui en être transférée. Il ne s'agit pas d'un constitut possessoire, dans le cadre duquel l'aliénateur reste le possesseur dérivé de la chose aliénée (art. 717 CC).
D.e Ce transfert de la propriété sans transfert de la possession était manifestement valable entre S.________ SA et le demandeur, puisque telle était la volonté concordante manifestée par les parties. Toutefois, la défenderesse prétend que ce transfert ne lui serait pas opposable. À cet égard, les règles permettant d'annuler les effets d'un constitut possessoire (art. 717 CC) existent à côté d'autres moyens de protection des créanciers, notamment l'action révocatoire de l'art. 285 LP. Selon le Tribunal fédéral, statuant dans le cadre de l'art. 717 CC, le transfert de la propriété est inopposable aux tiers lorsque la volonté de détourner la loi existe chez les deux partenaires; si, par contre, l'intention des partenaires ne visait que l'aliénation sans volonté de porter préjudice aux tiers, le transfert de propriété est valable erga omnes (ATF 88 II 73 consid. 1).
En l'occurrence, le fait que le demandeur n'a pas procédé au changement d'immatriculation (impliquant l'exécution de modalités administratives et fiscales) ne permet pas de retenir que le transfert de la propriété ne serait pas opposable aux tiers. Il est en effet vraisemblable que c'est dans son intérêt personnel que le demandeur n'a pas procédé au changement, pour ne pas avoir à payer les primes, frais, impôts et taxes relatifs au véhicule, mais cela n'a pas été effectué dans le but de léser les créanciers. Il faut donc retenir que le transfert de la propriété est opposable aux tiers, ce qui commande l'admission de l'action en revendication du demandeur.
E.
Agissant par la voie du recours en réforme au Tribunal fédéral, la défenderesse conclut, avec suite de frais et dépens des instances cantonales et fédérale, à la réforme de cet arrêt en ce sens que le demandeur soit débouté de son action en revendication. Le demandeur conclut avec suite de frais et dépens au rejet du recours.
Le Tribunal fédéral considère en droit:
1.
La décision rendue sur une action en revendication dans la faillite au sens de l'art. 242 LP tranche une contestation de droit des poursuites qui doit toutefois être assimilée à une contestation civile pouvant en principe faire l'objet d'un recours en réforme (ATF 93 II 436 consid. 1; 81 II 82 consid. 1 in fine; 118 II 150, consid. 1 non publié). Interjeté en temps utile (art. 54 al. 1 OJ) contre une décision finale prise par le tribunal suprême du canton de Genève et qui ne peut pas être l'objet d'un recours ordinaire de droit cantonal (art. 48 al. 1 OJ), le recours est donc recevable. En effet, la valeur litigieuse dépasse manifestement le seuil de 8'000 fr. fixé par l'art. 46 OJ, ainsi que la cour cantonale l'a constaté, conformément à ce que prescrit l'art. 51 al. 1 let. a OJ, au considérant 1 de son arrêt.
2.
2.1 La défenderesse reproche à la cour cantonale de ne pas avoir appliqué correctement les règles de droit fédéral relatives au transfert de la propriété (art. 714 ss CC) et de la possession (art. 922 ss CC). Ses griefs peuvent être résumés comme suit :
La cour cantonale a expressément constaté que le demandeur n'avait pas procédé aux démarches convenues entre les parties, à savoir le changement de titulaire du permis de circulation et de la police d'assurance du véhicule ainsi que le paiement des impôts et des taxes y relatifs. Alors qu'elle aurait dû nécessairement en conclure que le transfert de possession n'avait pas eu lieu, elle semble se satisfaire à cet égard du fait que le demandeur avait déjà la possession dérivée du véhicule avant que celui-ci ne lui soit donné. Or le transfert de la propriété nécessite le transfert de la possession. Celui-ci était en l'espèce censé s'opérer par brevi manu traditio, puisque le demandeur était déjà en possession du véhicule au moment où le propriétaire de celui-ci s'est engagé à lui en céder la propriété. En pareil cas, aliénateur et acquéreur doivent conclure un contrat possessoire, selon lequel l'aliénateur renonce en faveur de l'acquéreur à sa possession originaire. Or en l'occurrence, le contrat possessoire prévoyait pour opérer le transfert de propriété (l"échange de propriété" mentionné dans la lettre du 2 octobre 2001) l'exécution de certaines démarches, qui n'ont pas été effectuées. Comme le contrat possessoire n'a ainsi pas été exécuté, le demandeur n'a jamais acquis la possession originaire, ni par conséquent la propriété, du véhicule revendiqué. Il est tout au plus titulaire d'une créance contre la défenderesse, visant au transfert de la propriété de ce véhicule conformément au contrat de donation (ou à un autre contrat générateur d'obligations), mais le véhicule est toujours propriété de la masse.
2.2 L'acquisition de la propriété mobilière est parfaite lorsque le transfert de la possession à l'acquéreur complète l'opération d'acquisition par laquelle l'aliénateur exécute l'obligation résultant pour lui du titre d'acquisition (art. 714 al. 1 CC; ATF 131 III 217 consid. 4.1). Conformément au principe de la publicité des droits réels, le transfert de la possession est ainsi l'acte matériel propre à produire les effets voulus par le contrat réel, à savoir le transfert de la propriété à l'acquéreur. Tous les modes de transfert de la possession prévus aux art. 922 ss CC, avec ou sans remise de la chose, peuvent être utilisés (Steinauer, Les droits réels, tome II, 3e éd. 2002, n. 2018).
Parmi les modes d'acquisition dérivée de la possession sans remise de la chose se trouve la brevi manu traditio, non régie par le Code car considérée comme allant de soi (cf. sur la délégation de possession, autre mode d'acquisition dérivée de la possession sans remise de la chose qui est expressément prévu par l'art. 924 al. 1 CC, arrêt 5C.182/2005 du 2 décembre 2005, destiné à la publication, consid. 4). Il s'agit du cas où l'acquéreur a la possession dérivée - et en général immédiate - de la chose à un titre spécial (bail, dépôt, nantissement, prêt à usage, etc.) et où l'aliénateur conclut avec l'acquéreur un contrat possessoire par lequel il renonce à sa possession originaire en faveur de l'acquéreur (Steinauer, Les droits réels, tome I, 3e éd. 1997, n. 262 et 288 s.; Stark, Berner Kommentar, Band IV/3/1, 2001, n. 79 s. ad art. 922 CC; Homberger, Zürcher Kommentar, Band IV/3, 1938, n. 22 s. ad art. 924 CC).
L'acquisition de la possession par brevi manu traditio a lieu en principe au moment de la conclusion du contrat possessoire par lequel l'aliénateur renonce à sa possession originaire en faveur de l'acquéreur (Steinauer, op. cit., n. 288; Stark, op. cit., n. 89 ad art. 922 CC). Toutefois, si ce contrat contient une condition suspensive, la possession originaire - et donc la propriété - n'est transférée que lors de son avènement (Stark, op. cit., n. 90 ad art. 922 CC et les références citées; Homberger, op. cit., n. 23 ad art. 924 CC; cf. Steinauer, op. cit., n. 2014; ATF 56 II 203 consid. 4).
2.3 En l'espèce, la cour cantonale a retenu à juste titre qu'au moment où S.________ SA s'est engagée, par décision de son conseil d'administration du 1er octobre 2001, à céder la propriété du véhicule litigieux au demandeur, celui-ci avait la possession dérivée de ce véhicule, qui était mis à sa disposition comme voiture de fonction (cf. lettre D.d supra). La cour cantonale a par ailleurs constaté en fait, de manière à lier le Tribunal fédéral en instance de réforme (art. 63 al. 2 OJ), que S.________ SA, en tant qu'aliénateur, avait manifesté la volonté de transférer la propriété du véhicule litigieux non pas immédiatement, mais après que le demandeur aurait effectué certaines démarches, dont on devait raisonnablement retenir qu'il s'agissait du changement de titulaire du permis de circulation et de la police d'assurance, ainsi que du paiement des impôts et des taxes y relatifs (cf. lettre D.c supra).
Force est ainsi de constater que les parties ont conclu, en vue du transfert de la possession du véhicule par brevi manu traditio, un contrat possessoire en vertu duquel le demandeur devait acquérir la possession originaire et la propriété du véhicule litigieux après qu'il aurait accompli les démarches en question. Or selon les constatations de fait souveraines de l'arrêt attaqué (art. 63 al. 2 OJ), le demandeur n'a pas procédé au changement de titulaire du permis de circulation et de la police d'assurance, vraisemblablement, selon les juges cantonaux, pour ne pas avoir à payer les primes, frais, impôts et taxes relatifs au véhicule (cf. lettre D.e supra). Il s'ensuit que le demandeur n'a pas acquis la possession originaire du véhicule litigieux, qui est ainsi demeuré la propriété de S.________ SA et est entré dans la masse au moment de l'ouverture de la faillite de celle-ci (art. 197 al. 1 LP). Cela étant, les considérations de l'autorité cantonale sur l'opposabilité aux tiers, au regard des règles sur le constitut possessoire, d'un transfert de propriété dont on vient de voir qu'il n'a pas eu lieu sont sans pertinence.
3.
Il résulte de ce qui précède que le recours, fondé, doit être admis et l'arrêt attaqué réformé en ce sens que le demandeur est débouté de son action en revendication portant sur le véhicule Porsche référencé sous revendication n° 10 dans la faillite de S.________ SA et immatriculé GE .... Pour le surplus, l'affaire sera renvoyée à l'autorité cantonale pour nouvelle décision sur les frais et dépens de la procédure cantonale (cf. art. 157 et 159 al. 6 OJ). Le demandeur, qui succombe, supportera les frais judiciaires (art. 156 al. 1 OJ) ainsi que les frais indispensables occasionnés par le litige à la défenderesse, qui obtient gain de cause (art. 159 al. 1 et 2 OJ).
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:
1.
Le recours est admis et l'arrêt attaqué est réformé en ce sens que le demandeur est débouté de son action en revendication portant sur le véhicule Porsche référencé sous revendication n° 10 dans la faillite de S.________ SA et immatriculé GE .... Pour le surplus, l'affaire est renvoyée à l'autorité cantonale pour nouvelle décision sur les frais et dépens de la procédure cantonale.
2.
Sont mis à la charge du demandeur :
2.1 un émolument judiciaire de 2'000 fr.
2.2 une indemnité de 2'000 fr. à verser à la défenderesse à titre de dépens.
3.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties et à la Chambre civile de la Cour de justice du canton de Genève.
Lausanne, le 7 décembre 2005
Au nom de la IIe Cour civile
du Tribunal fédéral suisse
Le président: Le greffier: