BGer 6S.457/2004
 
BGer 6S.457/2004 vom 21.03.2005
Tribunale federale
{T 0/2}
6S.457/2004 /pai
Arrêt du 21 mars 2005
Cour de cassation pénale
Composition
MM. les Juges Schneider, Président,
Wiprächtiger, Kolly, Karlen et Zünd.
Greffière: Mme Kistler.
Parties
X.________,
recourant, représenté par Me Dominique Morard, avocat,
contre
Y.________,
intimé, représenté par Me Louis-Marc Perroud, avocat,
Ministère public du canton de Fribourg,
rue de Zaehringen 1, 1700 Fribourg.
Objet
Lésions corporelles par négligence (art. 125 CP), violation des règles de la circulation routière,
pourvoi en nullité contre l'arrêt de la Cour d'appel pénal du Tribunal cantonal de l'Etat de Fribourg du 11 octobre 2004.
Faits:
A.
Par jugement du 27 novembre 2003, le Juge de police de la Gruyère a condamné X.________, pour lésions corporelles graves par négligence, à une amende de 1'000 francs et a pris acte des réserves civiles de Y.________, ses autres conclusions civiles étant renvoyées à la connaissance du juge civil.
Statuant le 11 octobre 2004 sur le recours de X.________, la Cour d'appel pénal du Tribunal cantonal de l'Etat de Fribourg a confirmé le jugement de première instance.
B.
La condamnation de X.________ repose sur les faits suivants:
Le samedi 28 octobre 2000, vers 15h30, Y.________ circulait au guidon de sa motocyclette de marque Honda CB 1100 SF sur la route communale d'Albeuve, d'une largeur de 4,85 mètres, vers son domicile aux Sciernes d'Albeuve. A la sortie d'un virage en dos d'âne, il a remarqué la présence d'une voiture conduite par X.________, qui s'engageait, en tournant à gauche, sur la chaussée en direction d'Albeuve, depuis un chemin d'alpage. Y.________ a freiné et s'est déporté vers la gauche afin d'éviter le véhicule. Lors de cette manoeuvre, il a perdu la maîtrise de sa machine, laquelle s'est couchée et a glissé sur la chaussée avant de percuter l'avant gauche de la voiture conduite par X.________. Une trace de freinage de 13,85 mètres a été relevée. Éjecté de sa motocyclette, Y.________ a glissé sur la route avant de heurter violemment avec le casque l'aile arrière gauche de la voiture. Il a été grièvement blessé.
Il a été établi que X.________ avait observé la circulation des deux côtés et que, n'ayant rien aperçu, il s'était élancé sur la route principale. La configuration des lieux ne lui permettait pas de voir le motocycliste juste avant de s'engager sur la route communale, puisque le champ de vision était de 55 mètres et que le motocycliste se trouvait à 68 mètres. Selon l'expertise, la vitesse initiale du motocycliste se situait entre 80.85 et 84.45 km/h avant qu'il perçoive le danger et commence à réagir, vitesse qui a passé à 43 km/h au moment du choc. A l'instant où il a vu le danger, il se trouvait entre 65,4 et 66,4 mètres du point de choc. D'après l'expert, il pouvait s'immobiliser sur une distance inférieure à 55 mètres avec un freinage contrôlé, mais n'a pas pu le faire "parce que cette moto n'a été freinée que sur 13,85 mètres, étant donné que le pilote avait été éjecté de la moto qui s'était couchée".
Le rapport de police du 15 novembre 2000 a dénoncé Y.________ pour vitesse inadaptée aux circonstances et perte de maîtrise. Le 28 novembre 2002, le juge d'instruction a clos par un non-lieu la procédure pénale ouverte à l'encontre de Y.________, la prescription aux infractions à la loi fédérale sur la circulation routière étant acquise.
C.
Contre l'arrêt cantonal, X.________ dépose un pourvoi en nullité au Tribunal fédéral. Invoquant une violation de l'art. 125 al. 2 CP, il conclut à l'annulation de la décision attaquée.
Le Ministère public fribourgeois et l'intimé Y.________ concluent au rejet du pourvoi.
Le Tribunal fédéral considère en droit:
1.
Le recourant a été condamné pour lésions corporelles graves par négligence en application de l'art. 125 al. 2 CP. Cette disposition prévoit que celui qui, par négligence, aura fait subir à une personne une atteinte à l'intégrité corporelle ou à la santé sera, sur plainte, puni de l'emprisonnement ou de l'amende. L'alinéa 2 précise que la poursuite aura lieu d'office si la lésion est grave.
En l'occurrence, il n'est pas contesté que les lésions corporelles subies par l'intimé sont graves. Le recourant fait valoir qu'il n'a violé aucun devoir de prudence et qu'il n'a donc commis aucune négligence. Il soutient que seule une manoeuvre rapide permettait de se conformer au devoir de prudence prévu à l'art. 36 LCR, dégageant de cette manière la voie prioritaire des véhicules venant de la gauche, et conteste l'application de la "règle du tâtonnement" posée par la jurisprudence, qui ne s'appliquerait que lorsque l'automobiliste doit engager l'avant de son véhicule avant d'avoir la visibilité ou lorsque cette visibilité est très restreinte. Selon le recourant, l'accident survenu trouverait uniquement ses causes dans la vitesse inadaptée du motard et dans sa perte de maîtrise survenue plusieurs dizaines de mètres avant l'embouchure du chemin rural.
2.
2.1 Selon l'art. 18 al. 3 CP, il y a négligence si, par une imprévoyance coupable, l'auteur a agi sans se rendre compte ou sans tenir compte des conséquences de son acte. L'imprévoyance est coupable quand l'auteur de l'acte n'a pas usé des précautions commandées par les circonstances et par sa situation personnelle.
La négligence suppose, d'une part, que l'auteur ait violé les règles de la prudence que les circonstances lui imposaient pour ne pas excéder les limites du risque admissible et, d'autre part, qu'il n'ait pas déployé l'attention et les efforts que l'on pouvait attendre de lui pour se conformer à son devoir (ATF 122 IV 17 consid. 2b p. 19 s., 145 consid. 3b/aa p. 147, 121 IV 207 consid. 2a p. 211). Pour déterminer plus précisément quels étaient les devoirs imposés par la prudence, on peut se référer à des normes édictées par l'ordre juridique pour assurer la sécurité et éviter les accidents. En l'espèce, s'agissant d'un accident de la route, il convient de se référer aux règles de la circulation routière (ATF 122 IV 133 consid. 2a p. 135).
2.2 Les endroits où débouchent sur la chaussée des pistes cyclables, des chemins ruraux ou des sorties de garages, de places de stationnement, de fabriques, de cours, etc. ne forment pas des intersections (art. 1er al. 8 de l'ordonnance du 13 novembre 1962 sur les règles de la circulation routière, OCR; RS 741.11). En conséquence, l'art. 36 al. 2 de la loi fédérale du 19 décembre 1958 sur la circulation routière (LCR; RS 741.01) n'est pas applicable. Celui qui, sortant d'un tel chemin, débouche sur une route principale ou secondaire, doit accorder la priorité à tous les véhicules circulant sur la route, qu'ils viennent de gauche ou de droite, et prendre toutes les mesures appropriées aux circonstances pour éviter que l'usager qui s'approche soit gêné ou même mis en danger par sa manoeuvre de déplacement (ATF 127 IV 91; 123 IV 218).
Selon l'arrêt attaqué, le recourant descendait de son chalet à bord de son véhicule en empruntant un chemin d'alpage non goudronné qui débouche sur la route communale des Sciernes d'Albeuve. La cour cantonale a assimilé le chemin d'alpage à un chemin rural au sens de l'art. 15 al. 3 OCR. Il n'y a pas lieu de revenir sur cette qualification, puisque le recourant ne conteste pas qu'il était débiteur de la priorité.
2.3 Selon l'art. 14 al. 1 OCR, celui qui est tenu d'accorder la priorité ne doit pas gêner dans sa marche le conducteur bénéficiaire de la priorité. En raison de la densité actuelle du trafic, et en particulier lors de l'entrée sur une route où les voitures circulent à une vitesse élevée, il ne suffit pas de regarder si la chaussée est libre au moment de s'engager, mais il faut continuer d'observer la circulation pendant la manoeuvre pour pouvoir s'arrêter devant un usager prioritaire qui surviendrait à l'improviste ou lui permettre, par une accélération rapide, de continuer sa route sans être entravé.
L'autorité cantonale reproche au recourant de ne pas s'être avancé en tâtonnant pendant 1,5 mètre, ce qui aurait élargi son champ de vision à 69 mètres et lui aurait alors permis d'immobiliser immédiatement son véhicule, laissant ainsi un espace libre de 2,85 mètres au motocycliste jusqu'au bord opposé de la chaussée. La règle du tâtonnement s'applique cependant dans des cas où la visibilité du débiteur de la priorité sur la voie prioritaire est masquée par un mur ou des plantations et où il doit s'avancer quelque peu afin d'avoir une vue dégagée. Dans un tel cas, en s'avançant en tâtonnant, il évite de s'engager à l'aveuglette au-delà de ce qui est absolument nécessaire et permet, en outre, à d'éventuels véhicules prioritaires de l'apercevoir à temps, d'anticiper ce qui va arriver et de réagir en conséquence (ATF 122 IV 133 consid. 2a p. 135 s.; 105 IV 339; Bussy/Rusconi, Code suisse de la circulation routière, Commentaire, Lausanne 1996, 3e éd., art. 36 LCR n° 3.4.7 et les arrêts cités). On peut toutefois douter qu'une telle manoeuvre était adéquate dans la situation du recourant où la distance de visibilité était d'emblée de 55 mètres et augmentait de 14 mètres lorsqu'il s'engageait sur la route relativement étroite. En effet, comme le relève le recourant, un arrêt à cet endroit n'aurait fait que prolonger le temps pendant lequel le trafic venant de droite aurait été gêné, ce qui aurait pu faire naître le danger d'autres accidents.
Le recourant n'a pas non plus violé son devoir de prudence en n'envoyant pas son passager de l'autre côté de la route pour y surveiller le trafic (art. 15 al. 3 OCR). Comme pour la règle du tâtonnement, cette mesure aurait été indiquée si le recourant eût été dans l'impossibilité d'observer ou si sa visibilité avait été très restreinte. Or, tel n'était toutefois pas le cas selon les constatations cantonales. Au surplus, les véhicules arrivant sur la route prioritaire n'auraient pas pu être vus beaucoup plus tôt, depuis l'autre côté de la route, en raison du virage en dos d'âne.
2.4 Selon la règle générale de l'art. 26 al. 1er LCR, chacun a un devoir de prudence qui lui impose de se comporter, dans la circulation, de manière à ne pas gêner ni mettre en danger ceux qui utilisent la route conformément aux règles établies. La jurisprudence a déduit de cette règle le principe de la confiance, selon lequel l'usager de la route qui se comporte réglementairement est en droit d'attendre des autres usagers, aussi longtemps que des circonstances particulières ne doivent pas l'en dissuader, qu'ils se comportent également de manière conforme aux règles de la circulation, c'est-à-dire ne le gênent pas ni ne le mettent en danger (ATF 118 IV 277 consid. 4a p. 280; 104 IV 28 consid. 3 p. 30; 99 IV 173 consid. 3b p. 175). L'usager n'a donc pas à compter avec le fait que d'autres conducteurs violent un feu rouge, circulent dans la fausse direction, freinent brusquement sans raison, omettent de s'arrêter à un stop ou surviennent à une vitesse largement excessive (ATF 118 IV 277 consid. 4a p. 280 s.; Schaffhauser, Grundriss des schweizerischen Strassenverkehrsrechts, vol. I, p. 113, no 302). Toutefois, seul celui qui s'est comporté réglementairement peut invoquer le principe de la confiance (ATF 120 IV 252 consid. 2d/aa p. 254; 100 IV 186 consid. 3 p. 189).
Le conducteur qui doit s'engager sur une route principale peut aussi se prévaloir du principe de la confiance. Si le trafic lui permet de s'engager sans gêner un véhicule prioritaire, on ne peut lui reprocher aucune violation du droit de priorité s'il entrave malgré tout la progression du prioritaire en raison d'un comportement imprévisible de ce dernier (ATF 103 IV 294 consid. 3 p. 296). C'est ainsi que l'usager qui s'engage dans une intersection à mauvaise visibilité n'a pas à compter, sauf indice contraire, avec le fait qu'un véhicule va surgir de façon inopinée à une vitesse excessive (ATF 118 IV 277 consid. 5b p. 283 s.), ou qu'un conducteur déjà visible va soudainement accélérer pour forcer le passage (ATF 99 IV 173 consid. 3c p. 175). Toutefois, dans l'optique d'une règle de priorité claire, on ne saurait admettre facilement que le débiteur de la priorité n'a pas à compter avec le passage, respectivement l'entrave d'un prioritaire. Son devoir, plus particulièrement dans les intersections dépourvues de visibilité, est d'avoir égard au fait qu'un véhicule prioritaire peut surgir à une vitesse excessive ou déboucher sur sa moitié gauche de la route (ATF 98 IV 279 consid 1d p. 285 s.).
En l'occurrence, le motocycliste sortait d'un virage en dos d'âne. Or, d'après l'art. 32 al. 1 LCR, tout conducteur doit adapter sa vitesse à la configuration des lieux, de sorte à pouvoir s'arrêter sur la distance sur laquelle porte sa visibilité (art. 4 al. 1 OCR; Bussy/Rusconi, op. cit., n. 1.16 ss, art. 32 LCR, p. 308 ss). Selon la jurisprudence, la possibilité d'arrêt doit être envisagée aussi par rapport à des obstacles qui entreraient dans ce champ de visibilité, s'il s'agit d'obstacles prévisibles (Bussy/Rusconi, op. cit., art. 4 OCR, n. 1, p. 767). L'espace que le conducteur voit libre devant lui représente donc la distance maximum sur laquelle il doit pouvoir immobiliser son véhicule. Un conducteur qui s'engage dans un virage à visibilité restreinte ou sur un dos d'âne, même sur une route de grand transit, doit même compter avec la présence d'un obstacle sur la zone de la route qu'il n'aperçoit pas encore (ATF 89 IV 23 consid. 2 p. 25). La limitation générale à 80 km/h ne signifie donc pas que le motocycliste était en droit de rouler à cette vitesse à la sortie du virage en dos d'âne. Il devait rouler à une vitesse lui permettant de s'arrêter en cas d'obstacle inopiné, étant précisé que celui-ci pouvait être plus proche du dos d'âne que la voiture du recourant. Pour sa part, le recourant pouvait compter, selon le principe de la confiance, que les véhicules qui déboucheraient de derrière le dos d'âne ne rouleraient pas à une vitesse excessive.
Dans le cas particulier, il a certes été retenu que le motocycliste avait, à la sortie du virage, une vitesse entre 80,85 et 84,45 km/h, au moment où il pouvait apercevoir le véhicule du recourant à environ 66 mètres, ce qui lui permettait en soi de s'arrêter à temps pour éviter une collision. Le motocycliste sortait cependant d'un virage à droite en dos d'âne, de sorte que son champ de visibilité, derrière le dos d'âne, était fortement restreinte. Or, l'autorité cantonale n'a pas constaté quelle était la distance sur laquelle portait la visibilité du motocycliste au moment où celui-ci a abordé le virage en dos d'âne. Il n'est donc pas possible de juger si la vitesse de l'intimé, juste avant de déboucher du virage en dos d'âne, lui permettait de s'arrêter sur la distance de visibilité qu'il avait à ce moment-là. L'autorité cantonale n'a pas non plus constaté quelle était la vitesse d'un véhicule débouchant du virage en dos d'âne avec laquelle le recourant devait compter au vu de la configuration des lieux.
L'autorité cantonale devra également examiner si le recourant n'a pas tardé à s'élancer sur la route principale après s'être assuré qu'il ne venait personne. En effet, si l'on admet que le motocycliste roulait à une vitesse de 80 km/h, il avait besoin de 2,5 secondes pour parcourir les 55 mètres sur lesquels portait la visibilité du recourant. Or, cela aurait dû suffire au recourant pour traverser la route.
3.
Au vu de ce qui précède, le pourvoi doit être admis, l'arrêt attaqué doit être annulé et la cause renvoyée à l'autorité cantonale pour qu'elle statue à nouveau dans le sens des considérants.
Vu l'issue du pourvoi, une indemnité de dépens sera allouée au mandataire du recourant.
L'arrêt attaqué a mis l'intimé en situation de devoir se défendre. Bien que succombant, il ne sera dès lors pas condamné aux frais.
Conformément à l'art. 278 al. 2 PPF, il n'est pas réclamé de frais au Ministère public.
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:
1.
Le pourvoi est admis, l'arrêt attaqué est annulé et la cause est renvoyée à l'autorité cantonale pour nouveau jugement.
2.
Il n'est pas perçu de frais.
3.
La caisse du Tribunal fédéral versera au mandataire du recourant une indemnité de 2'000 francs à titre de dépens.
4.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties, au Ministère public du canton de Fribourg et à la Cour d'appel pénal du Tribunal cantonal de l'Etat de Fribourg.
Lausanne, le 21 mars 2005
Au nom de la Cour de cassation pénale
du Tribunal fédéral suisse
Le président: La greffière: