BGer 4C.215/2004
 
BGer 4C.215/2004 vom 23.11.2004
Tribunale federale
{T 0/2}
4C.215/2004 /ech
Arrêt du 23 novembre 2004
Ire Cour civile
Composition
MM. et Mme les Juges Corboz, Président, Rottenberg Liatowitsch et Chaix, Juge suppléant.
Greffier: M. Thélin.
Parties
X.________ SA, ,
Y.________ SA,
demanderesses et recourantes,
représentées par Me Anne Giovannini,
contre
Canton de Fribourg,
défendeur et intimé, représenté par Me Christoph Joller.
Objet
contrat d'entreprise
recours en réforme contre l'arrêt de la Ire Cour d'appel du Tribunal cantonal du canton de Fribourg du 7 avril 2004.
Faits:
A.
Par un contrat d'entreprise conclu en 1993, le canton de Fribourg a confié à A.________ des travaux portant sur l'érection d'un pont de l'autoroute A1. Avec l'accord du maître d'ouvrage, qui était représenté par le service des autoroutes rattaché à la Direction cantonale de l'aménagement, de l'environnement et des constructions (ci-après: le service), A.________ a confié en sous-traitance aux entreprises X.________ SA et Y.________ SA les travaux d'étanchéité et de revêtement de ce pont.
Au cours des travaux, X.________ SA et Y.________ SA n'avaient de contact avec le service que pour des questions techniques; en raison de leur position de sous-traitant, ces entreprises savaient qu'elles devaient s'adresser à A.________ pour les autres questions; elles savaient en particulier que le service ne traitait pas directement avec elles les questions financières.
L'ouvrage s'est révélé entaché d'un défaut affectant le béton; ce défaut n'était pas imputable aux sous-traitants. Des travaux supplémentaires furent ainsi nécessaires pour garantir la bonne exécution de l'étanchéité et du revêtement. Ces travaux consistaient pour partie en l'élimination du défaut; pour partie, ils apportaient une plus-value à l'ouvrage.
B.
Le 13 mai 1996, le service a informé A.________ qu'il n'assumerait pas les frais supplémentaires engendrés par la réparation du défaut.
Par courrier du 16 juillet 1996 adressé à A.________, le service informait l'entrepreneur général que les travaux d'étanchéité et de revêtement devaient être achevés à fin septembre 1996 pour permettre une inauguration de l'autoroute en décembre suivant. Il donnait en conséquence à A.________ "l'ordre de commencer les travaux sans délai et de prendre toutes dispositions avec [ses] sous-traitants" et réservait sa position "quant à la prise en charge totale ou partielle des frais supplémentaires". Ce courrier faisait suite à une réunion de chantier du même jour dont le procès-verbal indique que "le service veille à ce que le sous-traitant de l'étanchéité soit payé pour le travail qu'il effectue". X.________ SA et Y.________ SA n'ont pas participé à cette réunion mais elles en ont reçu le procès-verbal à titre de destinataires habituels.
Dans le procès civil subséquent, le responsable du service a indiqué qu'il avait fallu faire pression sur A.________ pour réaliser les travaux dans les délais. Comme les sous-traitants ne voulaient pas continuer les travaux s'ils n'étaient pas payés, le service avait également fait pression sur l'entrepreneur général pour qu'il les paie. Il n'est en revanche pas établi que le service ait dit qu'il paierait lui-même directement les sous-traitants. Le directeur de l'un des sous-traitants a d'ailleurs admis que, en juillet 1996, il n'avait pas de garantie de paiement de la part du service.
La réception, par le maître d'ouvrage, des travaux d'étanchéité et de revêtement est intervenue le 10 décembre 1996. Selon une estimation du service datée du 1er octobre 1996, l'ensemble des travaux supplémentaires résultant du défaut du béton s'élevait à 1'090'000 fr., dont 425'000 fr. correspondaient à la plus-value de l'ouvrage.
Pour leur intervention, X.________ SA et Y.________ SA ont adressé à A.________ une facture d'un montant total de 2'445'350 fr.15. L'entrepreneur s'est acquitté d'une somme de 1'434'700 fr., laissant un solde de 1'010'650 f r.15.
Lors de la réunion de chantier du 15 octobre 1996, le service a informé A.________ qu'il prendrait en charge les travaux correspondant à la plus-value de l'ouvrage et les lui paierait. X.________ SA et Y.________ SA étaient représentées à cette réunion. Par courrier du 17 octobre 1996, A.________ a demandé au service s'il était possible de prévoir un paiement direct du maître d'ouvrage aux deux sous-traitants. Le 23 mai 1997, X.________ SA et Y.________ SA se sont adressées directement au service pour lui indiquer qu'elles n'avaient pas été payées par A.________. Le service a alors décidé de leur verser la somme de 500'000 fr. le 21 juillet 1997; ce versement a eu lieu avec l'autorisation de A.________ qui acceptait que sa créance à l'égard du maître d'ouvrage fût diminuée d'autant.
Le 9 septembre 1997, X.________ SA et Y.________ SA ont fait notifier à A.________ un commandement de payer pour le solde dû, soit 510'650 fr.15. Ce commandement de payer fut frappé d'opposition. Le 19 mars 1998, la faillite de A.________ a été ouverte.
C.
Le 18 juin 1999, X.________ SA et Y.________ SA ont ouvert action contre le canton de Fribourg. Leur demande tendait au paiement de 510'615 fr.15 avec intérêts annuels à 5% dès le 1er mars 1997. Le défendeur a conclu au rejet de la demande et dénoncé le litige à la masse en faillite de A.________, laquelle n'a pas souhaité intervenir au procès.
Par jugement du 31 janvier 2003, le Tribunal civil de l'arrondissement de la Sarine a débouté les demanderesses de toutes leurs conclusions. Statuant le 7 avril 2004 sur recours de X.________ SA et Y.________ SA, la Ire Cour d'appel du Tribunal cantonal fribourgeois a confirmé ce jugement; elle a fait sienne l'argumentation de première instance.
En substance, la juridiction cantonale a retenu qu'on ne pouvait pas retenir l'existence d'une promesse de paiement direct de la collectivité publique en faveur des demanderesses.
D.
X.________ SA et Y.________ SA interjettent un recours en réforme. Elles requièrent la réforme de l'arrêt du Tribunal cantonal en ce sens que le défendeur soit condamné conformément à leurs conclusions initiales.
Le canton de Fribourg conclut au rejet du recours, avec suite de frais et dépens.
Le Tribunal fédéral considère en droit:
1.
1.1 Le recours est interjeté par une partie qui a succombé dans ses conclusions. Il est dirigé contre un jugement final rendu en dernière instance cantonale par un tribunal suprême (art. 48 al. 1 OJ), dans une contestation civile dont la valeur litigieuse dépasse largement le seuil de 8'000 fr. (art. 46 OJ). Déposé en temps utile (art. 54 al. 1 OJ) et dans les formes requises (art. 55 OJ), il est en principe recevable.
Le recours en réforme est recevable pour violation du droit fédéral (art. 43 al. 1 OJ). Il ne permet en revanche pas de critiquer la violation directe d'un droit de rang constitutionnel (art. 43 al. 1 2e phrase OJ) ou la violation du droit cantonal (ATF 127 III 248 consid. 2c et les arrêts cités).
1.2 Saisi d'un recours en réforme, le Tribunal fédéral doit conduire son raisonnement juridique sur la base des faits constatés dans la décision attaquée, à moins que des dispositions fédérales en matière de preuve n'aient été violées, qu'il y ait lieu de rectifier des constatations reposant sur une inadvertance manifeste (art. 63 al. 2 OJ) ou qu'il faille compléter les constatations de l'autorité cantonale parce que celle-ci n'a pas tenu compte de faits pertinents, régulièrement allégués et clairement établis (art. 64 OJ; ATF 130 III 102 consid. 2.2, 136 consid. 1.4). Dans la mesure où la partie recourante présente un état de fait qui s'écarte de celui contenu dans la décision attaquée, sans se prévaloir avec précision de l'une des exceptions qui viennent d'être rappelées, il n'est pas possible d'en tenir compte (ATF 130 III 102 consid. 2.2, 136 consid. 1.4). Il ne peut pas être présenté de griefs contre les constatations de fait, ni de faits ou de moyens de preuve nouveaux (art. 55 al. 1 let. c OJ). Le recours n'est pas ouvert pour se plaindre de l'appréciation des preuves et des constatations de fait qui en résultent (ATF 130 III 102 consid. 2.2 in fine, 136 consid. 1.4; 129 III 618 consid. 3).
1.3 Le Tribunal fédéral ne peut pas aller au-delà des conclusions des parties mais il n'est lié ni par les motifs qu'elles invoquent (art. 63 al. 1 OJ) ni par l'argumentation juridique adoptée par la juridiction cantonale (art. 63 al. 3 OJ; ATF 130 III 136 consid. 1.4; 128 III 22 consid. 2e/cc in fine). Le Tribunal fédéral peut donc admettre un recours pour des motifs autres que ceux invoqués par le recourant; il peut aussi rejeter un recours en opérant une substitution de motifs, c'est-à-dire en adoptant une argumentation juridique autre que celle de la juridiction cantonale (ATF 130 III 136 consid. 1.4 in fine).
2.
Les demanderesses invoquent le principe de la confiance en rapport avec l'interprétation de certains documents émis au nom du défendeur.
2.1 Confronté à un litige sur l'interprétation d'une convention, le juge doit tout d'abord s'efforcer de déterminer la commune et réelle intention des parties, sans s'arrêter aux expressions ou dénominations inexactes dont elles ont pu se servir, soit par erreur, soit pour déguiser la nature véritable de la convention (art. 18 al. 1 CO). S'il y parvient, il procède à une constatation de fait qui ne peut pas être remise en cause dans un recours en réforme (ATF 126 III 25 consid. c, 375 consid. 2e/aa; 125 III 305 consid. 2b, 435 consid. 2a/aa). Déterminer ce que les parties savent ou veulent au moment de conclure relève en effet des constatations de fait (cf. ATF 118 II 58 consid. 3a et les arrêts cités).
En l'espèce, il n'apparaît pas que la cour cantonale ait pu déterminer la volonté commune et réelle des parties qui ont respectivement émis et reçu les documents concernés. En pareille situation, il y a lieu d'interpréter les déclarations et les comportements selon la théorie de la confiance. Il convient de rechercher comment une déclaration ou une attitude pouvait être comprise de bonne foi en fonction de l'ensemble des circonstances. Le principe de la confiance permet d'imputer à une partie le sens objectif de sa déclaration ou de son comportement, même si celui-ci ne correspond pas à sa volonté intime (ATF 130 III 417 consid. 3.2; 129 III 118 consid. 2.5; 128 III 419 consid. 2.2).
2.2 L'application du principe de la confiance est une question de droit que le Tribunal fédéral, saisi d'un recours en réforme, examine librement. Pour résoudre cette question de droit, il doit cependant se fonder sur le contenu de la manifestation de volonté et sur les circonstances dans lesquelles elle est intervenue, lesquelles relèvent en revanche du fait (ATF 130 III 417 consid. 3.2; 129 III 118 consid. 2.5; 128 III 419 consid. 2.2).
Le sens d'un texte, apparemment clair, n'est pas forcément déterminant, de sorte que l'interprétation purement littérale est prohibée (art. 18 al. 1 CO). Même si la teneur d'une clause contractuelle paraît limpide à première vue, il peut résulter d'autres conditions du contrat, du but poursuivi par les parties ou d'autres circonstances que le texte de cette clause ne restitue pas exactement le sens de l'accord conclu. Il n'y a cependant pas lieu de s'écarter du sens littéral du texte adopté par les intéressés lorsqu'il n'y a aucune raison sérieuse de penser que celui-ci ne correspond pas à leur volonté (ATF 130 III 417 consid. 3.2; 129 III 118 consid. 2.5).
3.
Dans le cas d'espèce, les demanderesses soutiennent que l'attitude adoptée par le service - au cours des travaux ou après leur achèvement - comporte un engagement de paiement à leur égard.
3.1 En raison de la relativité des conventions, il n'existe en principe pas de relation contractuelle directe entre le sous-traitant et le maître d'ouvrage (ATF 94 II 161 consid. 3b p. 166 in medio; arrêt 4C.87/2003 du 25 août 2003, consid. 4.2; Theodor Bühler, Commentaire zurichois, n. 52 ad art. 364 CO; François Chaix, Commentaire romand, n. 40 et 43 ad art. 363 CO; Gauch/Carron, Le contrat d'entreprise, Zurich 1999, p. 50 n. 162; Pierre Tercier, Les contrats spéciaux, 3e éd., p. 572 n. 3924). Cependant, dans ce domaine où règne la liberté contractuelle, il est loisible aux parties d'aménager différemment leurs rapports. Elles peuvent notamment prévoir une clause indépendante de garantie du sous-traitant envers le maître, une cession de créance entre le maître et l'entrepreneur ou une stipulation pour autrui en faveur du maître ou du sous-traitant (Chaix/Marchand, Le droit direct du maître d'ouvrage contre le sous-traitant, DC 1997 p. 76 à 79; Gauch/Carron, op. cit. p. 51 n. 164 à 167, Tercier, op. cit. p. 573 n. 3926; Zindel/Pulver, Commentaire bâlois, n. 32 ad art. 363 CO).
Pour exercer ses prétentions en paiement, le sous-traitant dispose du droit de requérir l'hypothèque légale des artisans et entrepreneurs (art. 837 CC; ATF 126 III 467 consid. 3b/dd p. 473), pour autant que l'ouvrage ne soit pas un bien directement affecté à l'accomplissement de tâches étatiques (ATF 120 II 321 consid. 2b p. 323; arrêt 5C.156/1996 du 15 juin 1998, consid. 4a). Le maître d'ouvrage peut en outre convenir avec l'entrepreneur principal qu'il paiera directement le sous-traitant et que ce paiement s'imputera sur le prix (Tercier, ibid.; Zindel/Pulver, op. cit., n. 34 ad art. 363 CO). Les parties au contrat principal peuvent également convenir d'une stipulation pour autrui ou d'une assignation en faveur du sous-traitant. Pour que de tels engagements déploient leurs effets au profit du sous-traitant et que celui-ci puisse en déduire des droits, ils doivent prendre la forme d'une reprise solidaire de dette, d'une promesse de porte-fort ou d'un cautionnement (Gauch/Carron, op. cit., p. 54 n. 174), ou encore d'une stipulation pour autrui parfaite (art. 112 al. 2 CO) ou d'une assignation sans réserve (art. 468 al. 1 CO; Gauch/Carron, op. cit., p. 55 n. 175).
3.2 Les demanderesses affirment qu'elles n'auraient pas commencé les travaux sans garantie car il était déjà connu à cette époque que l'entrepreneur principal connaissait des difficultés financières non négligeables; par ailleurs, des retards dus à des imprévus techniques avaient créé un climat particulier sur le chantier; enfin, les représentants du défendeur avaient prétendument assuré aux sous-traitants, à plusieurs reprises en octobre 1996, qu'il n'y aurait pas de problème et que le maître d'ouvrage les paierait.
Dans la mesure où ces affirmations s'écartent des faits constatés dans la décision entreprise, elles sont irrecevables et le Tribunal fédéral ne peut pas en tenir compte. Il ne doit donc examiner la portée du comportement et des propos émis au nom du défendeur qu'en fonction des éléments de faits retenus par la juridiction cantonale.
Or, selon ce qu'ont retenu les premiers juges, les demanderesses avaient parfaitement conscience de leur rôle de sous-traitant qui n'entretenaient de relations contractuelles qu'avec leur propre cocontractant. Si elles avaient l'habitude de s'adresser au maître d'ouvrage pour des questions purement techniques, elles savaient qu'elles devaient en référer à l'entrepreneur principal pour le reste. Il est d'ailleurs établi que l'un des sous-traitants savait, en juillet 1996, qu'il n'était pas au bénéfice d'une garantie de paiement de la part du défendeur. Ce fait étant constaté pour l'époque concernée, il n'y a pas de place pour une interprétation selon le principe de la confiance des déclarations ou du comportement de l'intimé. De toute manière, les termes utilisés dans le procès-verbal de chantier du 16 juillet 1996 ne pouvaient pas être compris de bonne foi, par un professionnel de la construction, comme une promesse de porte-fort au sens de l'art. 111 CO.
Le déroulement des faits postérieurs à la réunion de chantier du 16 juillet 1996 ne permet pas non plus d'imputer au défendeur un comportement qui, considéré objectivement, vaudrait engagement direct de payer au sous-traitant le prix de son ouvrage. La décision d'effectuer un paiement direct de 500'000 fr. en faveur des sous-traitants résulte en effet d'une demande de l'entrepreneur général - et non des sous-traitants - à laquelle le maître d'ouvrage n'a accédé qu'après s'être assuré que ce paiement emporterait un effet libératoire en sa faveur. Cette décision était limitée à un montant précis et ce montant correspondait à peu près au montant de la plus-value de l'ouvrage. Or, les demanderesses savaient à cette époque que le maître ne paierait à l'entrepreneur principal que le montant de ces travaux-là et qu'il refusait toute participation aux frais liés à l'élimination du défaut affectant le béton. Ainsi, elles ne pouvaient pas s'attendre à être payées par le maître d'ouvrage pour des travaux que celui-ci refusait de prendre en charge vis-à-vis de son propre cocontractant.
3.3 La juridiction cantonale n'a donc pas violé le droit fédéral en refusant de voir, dans le comportement ou les déclarations des représentants du maître d'ouvrage, un engagement direct de sa part ayant pour objet de verser aux recourantes le prix de leur prestation. Le recours doit ainsi être rejeté, dans la mesure où il est recevable.
4.
A titre de parties qui succombent, les recourantes doivent acquitter l'émolument judiciaire et les dépens à allouer à l'intimé (art. 156 al. 1 et 159 al. 1 OJ).
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:
1.
Le recours est rejeté, dans la mesure où il est recevable.
2.
Les recourantes acquitteront, solidairement entre elles, un émolument judiciaire de 8'000 fr.
3.
Les recourantes acquitteront, solidairement entre elles, une indemnité de 9'000 fr. à verser à l'intimé à titre de dépens.
4.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties et à la Ire Cour d'appel du Tribunal cantonal du canton de Fribourg.
Lausanne, le 23 novembre 2004
Au nom de la Ire Cour civile
du Tribunal fédéral suisse
Le président: Le greffier: