BGer 4P.73/2002
 
BGer 4P.73/2002 vom 26.06.2002
Tribunale federale
{T 0/2}
4P.73/2002 /ech
Arrêt du 26 juin 2002
Ire Cour civile
Les juges fédéraux Walter, président de la Cour, Corboz et Favre,
greffière Aubry Girardin.
M.________,
recourant, représenté par Me Kamen Troller, avocat, rue de l'Athénée 6, case postale 393, 1211 Genève 12,
contre
S.________,
intimé, représenté par Me Horace Gautier, avocat, rue Charles-Bonnet 2, case postale 189, 1211 Genève 12,
X.________ S.A.,
intimée, représentée par Me Nicolas Gagnebin, avocat, rue Saint-Laurent 2, 1207 Genève,
Cour de justice du canton de Genève, place du Bourg-de-Four 1, case postale 3108, 1211 Genève 3.
art. 9 Cst.; arbitraire dans l'application du droit; mesures provisionnelles
(recours de droit public contre l'ordonnance de la Cour de justice genevoise du 8 mars 2002).
Faits:
A.
M.________, domicilié en Allemagne, est copropriétaire d'une société informatique allemande et a pour "hobby" la collection d'anciennes voitures automobiles de la marque Ferrari, dont il possède dix exemplaires.
S.________ est un professeur de chirurgie oncologique à la Faculté de médecine de l'Université d'Amsterdam, qui collectionne également les automobiles Ferrari. Il possède trois véhicules de collection parmi lesquels figure une Ferrari Replica 250 Testa Rossa portant le numéro de châssis 0720TR, qu'il a cherché à vendre aux enchères, pour un prix estimé entre 1'300'000 fr. et 1'700'000 fr., par la société X.________ S.A. dont le siège est en Suisse. Il a été retenu que S.________ n'avait pas vendu d'objets de collection depuis plus de dix années.
B.
Ayant eu connaissance du projet de S.________, M.________ a requis de la justice genevoise des mesures provisionnelles tendant à empêcher la vente aux enchères de la Ferrari, à faire supprimer la référence à cette voiture sur le catalogue de vente et à ordonner la saisie de ce véhicule. Il soutient que la Ferrari en cause porte abusivement le numéro de châssis 0720TR attribué en 1958, alors que le modèle original a été entièrement détruit par un incendie dans les années 1960, et qu'il possède lui-même une autre voiture du même type qui serait authentique, puisqu'elle porterait le numéro de châssis prélevé sur l'épave de la Ferrari miraculeusement retrouvée en 1987 dans une ferme au Missouri (USA).
Par décision sur mesures préprovisionnelles du 17 décembre 2001, la Cour de justice genevoise a, sous la menace des peines prévues à l'art. 292 CP, interdit à S.________ et à X.________ S.A. de procéder à la vente aux enchères prévue à Gstaad le 18 décembre 2001 de la Ferrari 250 Testa Rossa portant le numéro de châssis 0720TR, ordonné à X.________ S.A. de rendre illisibles les pages de son catalogue faisant référence à ce véhicule, interdit à S.________ d'affirmer, d'écrire ou de communiquer de toute autre façon que sa voiture est la Ferrari portant le numéro de châssis litigieux et ordonné la saisie du véhicule, ainsi que sa garde sous main de justice aux frais du requérant.
Le 5 février 2002, la Cour de justice genevoise a astreint M.________ à fournir une garantie bancaire de 500'000 fr. à titre de sûretés, ce qu'il a fait.
Par ordonnance du 8 mars 2002, ladite Cour a débouté M.________ de toutes ses conclusions sur mesures provisionnelles et a révoqué l'ordonnance du 17 décembre 2001. Elle a par ailleurs imparti aux intimés un délai de 60 jours pour intenter, s'ils s'y estiment fondés, l'action en réparation du préjudice qu'ils pourraient avoir subi à la suite de la saisie conservatoire préprovisionnelle de la Ferrari. Les juges ont considéré en substance que la législation sur la concurrence déloyale à la base de la requête n'était pas applicable.
C.
Contre l'ordonnance du 8 mars 2002, M.________ a déposé, le 13 mars suivant, un recours de droit public au Tribunal fédéral, qu'il a complété par écriture du 9 avril 2002. Il conclut, avec suite de frais et dépens, à l'annulation de la décision attaquée, tout en demandant, à titre préalable, l'octroi de l'effet suspensif.
Par ordonnance présidentielle du 18 mars 2002, l'effet suspensif au recours de droit public a été octroyé à titre superprovisoire. Cette mesure a été maintenue par ordonnance du 1er mai 2002, dans laquelle le Président de la Ie Cour civile a également suspendu le délai de 60 jours imparti aux intimés dans la décision attaquée pour intenter une éventuelle action en réparation du préjudice qu'ils pourraient avoir subi à la suite de la saisie conservatoire préprovisionnelle de la Ferrari prononcée le 17 décembre 2001, jusqu'à droit connu sur le recours de droit public.
Invités à se prononcer, S.________ et X.________ S.A. ont conclu respectivement au rejet du recours de droit public, avec suite de frais et dépens. La Cour de justice n'a, pour sa part, pas formulé d'observations.
Le Tribunal fédéral considère en droit:
1.
Le Tribunal fédéral examine d'office et avec une pleine cognition la recevabilité des recours de droit public qui lui sont soumis (ATF 127 I 92 consid. 1, III 41 consid. 2a).
1.1 L'acte attaqué est une ordonnance par laquelle la cour cantonale a rejeté la requête de mesures provisionnelles formée par le recourant en application de la LCD (RS 241). Dans son recours de droit public, celui-ci invoque une application arbitraire du droit fédéral.
1.2 Rendue par une autorité judiciaire supérieure, statuant en tant que juridiction cantonale unique (cf. art. 31 LOJ gen.), l'ordonnance attaquée a été prise en dernière instance cantonale au sens de l'art. 86 al. 1 OJ. Dès lors que le recourant a été débouté de sa requête en mesures provisionnelles, il a qualité pour recourir (art. 88 OJ).
1.3 Il n'y a pas lieu d'examiner, sous l'angle du recours de droit public, si la décision entreprise revêt le caractère d'une décision finale (cf. en ce sens ATF 96 I 297 consid. 1, rendu sous l'empire de l'ancienne loi fédérale sur la concurrence déloyale) ou d'une décision incidente prise séparément du fond, auquel cas sa recevabilité serait soumise à l'exigence d'un dommage irréparable au sens de l'art. 87 al. 2 OJ. La jurisprudence fédérale admet en effet qu'en matière de mesures provisoires, un tel dommage est toujours à craindre, car la mesure tombe avec le jugement final, rendant impossible un contrôle constitutionnel par le Tribunal fédéral (arrêt 4P.183/1995 du 24 septembre 1996 in sic! 1997 p. 414, consid. 1a; ATF 118 II 369 consid. 1; 116 Ia 446 consid. 2). Qu'elles soient qualifiées de finales ou incidentes, les décisions statuant sur des mesures provisoires prises en dernière instance peuvent donc toujours être attaquées par la voie du recours de droit public (arrêt 4P.155/1994 du 4 novembre 1994, in RSPI 1996 II 241, consid. 2).
1.4 Compte tenu du caractère subsidiaire du recours de droit public (art. 84 al. 2 OJ), il faut encore se demander si les critiques du recourant relatives à l'application du droit fédéral n'auraient pas dû être soulevées dans le cadre d'un recours en réforme (art. 43 al. 1 OJ).
Sauf exceptions non réalisées en l'espèce, le recours en réforme n'est recevable que contre des décisions finales au sens de l'art. 48 al. 1 OJ. Cette notion est plus restrictive que celle retenue pour le recours de droit public (Corboz, Le recours en réforme au Tribunal fédéral, SJ 2000 II p. 1 ss, 6). Selon la jurisprudence, une décision est qualifiée de finale lorsque la juridiction cantonale statue sur le fond d'une prétention ou s'y refuse pour un motif empêchant définitivement que la même prétention soit exercée à nouveau entre les mêmes parties (ATF 126 III 445 consid. 3b p. 447; 123 III 414 consid. 1; 120 II 352 consid. 1b p. 354). Il importe peu que la décision ait été prise en procédure sommaire, à condition notamment qu'elle ait été rendue à l'issue d'une procédure probatoire complète, non limitée à la vraisemblance des faits allégués, et qu'elle se fonde sur une motivation exhaustive en droit, sans qu'une procédure ordinaire demeure réservée (cf. ATF 126 III 445 consid. 3b p. 447; 119 II 241 consid. 2 p. 243). Sous réserve d'exceptions (cf. ATF 126 III 445 consid. 3b), les décisions rendues en matière de mesures provisionnelles ne remplissent pas ces exigences et ne sont pas considérées comme des décisions finales (cf. ATF 124 III 261 consid. 1). L'ordonnance attaquée n'échappe pas à cette règle. Rendue en application de l'art. 14 LCD, qui renvoie aux art. 28a à 28f CC, elle n'exprime que la position des juges quant à l'opportunité d'assurer une protection juridique provisoire au requérant sur la base de la vraisemblance des faits invoqués par celui-ci (cf. art. 28c CC), sans préjudice du jugement au fond (cf. art. 28e CC) (arrêt 4P.189/1991 du 3 mars 1992, SJ 1992 p. 578, consid. 5a; ATF 108 II 69 consid. 2a). La voie du recours en réforme n'était donc pas ouverte en l'espèce.
1.5 Comme le mémoire initial de recours et les observations complémentaires ont été déposés en temps utile (art. 89 al. 1 OJ) et dans la forme prévue par la loi (art. 90 al. 1 OJ), il convient d'entrer en matière.
2.
Invoquant une violation de l'art. 9 Cst., le recourant reproche exclusivement à la cour cantonale d'avoir considéré de manière arbitraire que la législation sur la concurrence déloyale n'était pas applicable au cas d'espèce, plus particulièrement d'avoir nié que les parties se trouvaient dans un rapport de concurrence au sens de la LCD.
2.1 En cherchant à démontrer la violation arbitraire de la LCD, le recourant s'écarte parfois des faits retenus. Toutefois, il ne soutient ni n'explique en quoi la cour cantonale aurait établi les faits ou apprécié les preuves de manière insoutenable s'agissant des éléments concernés. Le recours de droit public n'étant pas un appel, il n'appartient pas au Tribunal fédéral de substituer sa propre appréciation à celle de l'autorité cantonale. Par conséquent, faute de critiques répondant aux exigences de motivation de l'art. 90 al. 1 let. b OJ (cf. ATF 125 I 492 consid. 1b p. 495; 110 Ia 1 consid. 2a), c'est uniquement à la lumière des faits tels que constatés dans l'ordonnance entreprise que la Cour de céans examinera la violation arbitraire du droit fédéral alléguée par le recourant.
2.2 Selon la jurisprudence, une décision est arbitraire lorsqu'elle viole gravement une norme ou un principe juridique clair et indiscuté, ou encore lorsqu'elle heurte de manière choquante le sentiment de la justice et de l'équité (ATF 127 I 60 consid. 5a p. 70; 126 III 438 consid. 3 p. 440). Arbitraire et violation de la loi ne sauraient être confondus; une violation doit être manifeste et reconnue d'emblée pour être considérée comme arbitraire. Le Tribunal fédéral n'a pas à examiner quelle est l'interprétation correcte que l'autorité cantonale aurait dû donner des dispositions applicables; il doit uniquement dire si l'interprétation qui a été faite est défendable. Il n'y a pas d'arbitraire du seul fait qu'une autre solution paraît également concevable, voire même préférable (ATF 125 I 166 consid. 2a, II 10 consid. 3a, 129 consid. 5b p. 134; 124 I 247 consid. 5). En outre, pour qu'une décision soit annulée pour cause d'arbitraire, il ne suffit pas que la motivation formulée soit insoutenable, il faut encore que la décision apparaisse arbitraire dans son résultat (ATF 127 I 38 consid. 2a p. 41, 54 consid. 2b p. 56 et les arrêts cités).
2.3 En l'occurrence, c'est en statuant sur une requête de mesures provisionnelles que la cour cantonale a nié l'application de la LCD. Elle n'a donc pas procédé à une analyse juridique complète, mais elle s'est limitée à un examen sommaire des questions de droit, sans préjudice du jugement au fond (cf. arrêt du 3 mars 1992 op. cit., SJ 1992 p. 578, consid. 5a). Il s'agit ainsi de se demander si, dans le cadre de cet examen sommaire, les juges cantonaux ont manifestement violé la LCD en déclarant celle-ci inapplicable.
2.4 Selon l'art. 1 LCD, cette loi vise à garantir, dans l'intérêt de toutes les parties concernées, une concurrence loyale et qui ne soit pas faussée. Interprétant la notion de concurrence à laquelle l'application de la LCD est subordonnée, le Tribunal fédéral a indiqué qu'elle visait une compétition, une rivalité sur le plan économique entre des personnes qui offrent leurs prestations (ATF 126 III 198 consid. 2c/aa p. 202). Il a ajouté qu'il n'était certes pas nécessaire que l'auteur de l'acte soit lui-même un concurrent, mais qu'il fallait que l'acte soit objectivement propre à avantager ou désavantager une entreprise dans sa lutte pour acquérir de la clientèle, ou à accroître ou diminuer ses parts de marché (arrêt op. cit., loc. cit.; ATF 124 III 297 consid. 5d p. 302; 120 II 76 consid. 3a p. 78). La doctrine, notamment les auteurs cités par le recourant, considère également que, pour que la LCD s'applique, il faut être en présence d'actes qui soient propres à influencer les relations de concurrence; ce qui signifie que seuls sont concernés les actes déployant des effets sur le marché (Baudenbacher, Lauterkeitsrecht, Bâle etc. 2001, art. 1 LCD no 46 et vor Art. 2 no 2), qui se révèlent déterminants sur le plan économique (M. et F. Pedrazzini, Unlauterer Wettbewerb, 2e éd. Berne 2002, no 1.18 ss p. 5 ss).
Eu égard à ces principes, que le recourant développe du reste dans sa motivation et qui ressortent également de l'ordonnance attaquée, on ne voit manifestement pas en quoi l'appréciation juridique de la cour cantonale, limitée à un examen sommaire des questions de droit (cf. supra consid. 2.3), pourrait être qualifiée d'arbitraire. En effet, il n'apparaît pas insoutenable de considérer que le fait, pour un collectionneur privé n'exerçant aucune activité économique dans le domaine du commerce automobile et qui n'a pas vendu de voiture depuis plus de dix ans, de chercher à se défaire de l'une de ses trois Ferrari qui comporte le même numéro de châssis que l'un des véhicules propriété d'un autre collectionneur privé, ne constitue à première vue pas un acte dirigé contre le jeu normal de la concurrence et propre à influencer le marché.
Dans son mémoire, le recourant ne fait en outre état d'aucun élément de nature à démontrer l'arbitraire de ce raisonnement. Contrairement à ce qu'il soutient, la position de la cour cantonale ne revient pas à nier l'existence d'un marché des anciennes voitures de collection, mais uniquement à ne pas reconnaître que la vente de la Ferrari en cause et sa mention dans le catalogue annonçant sa mise aux enchères puisse exercer objectivement un effet sur celui-ci. Le recourant ne peut davantage être suivi lorsqu'il reproche à la cour cantonale de ne pas avoir tenu compte de l'intervention de la société intimée. Qu'une société spécialisée dans le domaine des automobiles anciennes ait été mandatée par le vendeur pour organiser la vente aux enchères et qu'elle ait fait mention du véhicule dans son catalogue n'enlève en effet rien aux caractéristiques de l'acte en cause, qui seules sont déterminantes pour évaluer l'impact éventuel sur la concurrence. Enfin, comme il n'était pas arbitraire de retenir que la vente de la Ferrari n'était pas objectivement de nature à influencer le marché, la question de savoir si, au demeurant, les parties étaient ou non elles-mêmes des concurrentes n'a pas d'intérêt.
Le recours doit par conséquent être rejeté.
3. Compte tenu de l'issue du litige, les frais et dépens seront mis à la charge du recourant, qui succombe (art. 156 al. 1 et 159 al. 1 OJ).
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:
1.
Le recours est rejeté.
2.
Un émolument judiciaire de 4'000 fr. est mis à la charge du recourant.
3.
Le recourant versera une indemnité de 6'000 fr. à chacun des deux intimés à titre de dépens.
4. Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties et à la Cour de justice genevoise.
Lausanne, le 26 juin 2002
Au nom de la Ire Cour civile
du Tribunal fédéral suisse
Le président: La greffière: