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Original
 
[AZA 1/2]
4C.250/2000
Ie COUR CIVILE
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23 novembre 2000
Composition de la Cour: M. Walter, président, M. Leu,
M. Corboz, Mme Klett et Mme Rottenberg Liatowitsch, juges.
Greffière: Mme de Montmollin Hermann.
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Dans la cause civile pendante
entre
SGS Société Générale de Surveillance Holding S.A., à Genève, demanderesse et recourante, représentée par Me Pierre-André Béguin, avocat à Genève,
et
la République Islamique du Pakistan, à Islamabad (Pakistan), défenderesse et intimée, représentée par Mes Jacques Python et Dominique Henchoz, avocats à Genève;
(immunité de juridiction)
Vu les pièces du dossier d'où ressortent
les faits suivants:
A.- Le 29 septembre 1994, la République Islamique du Pakistan (ci-après: le Pakistan), qui déclarait vouloir lutter contre l'évasion des capitaux, les fraudes et l'évasion fiscale, détecter la sur- ou sous-facturation et encourager le commerce, a conclu avec SGS Société Générale de Surveillance Holding S.A. (ci-après: SGS) un contrat par lequel elle chargeait cette société, moyennant rémunération, de contrôler dans les ports, avant leur embarquement, les marchandises destinées à être importées au Pakistan, de déterminer si elles correspondaient à la commande de l'importateur, de vérifier si le prix était conforme au prix du marché, de donner son opinion sur la classification douanière appropriée et sur la valeur taxable, et d'indiquer quel tarif devait être appliqué pour les droits de douane et autres taxes pakistanaises.
L'accord prévoyait que le gouvernement mettrait en place un organisme de contrôle à disposition des importateurs souhaitant contester l'opinion de la SGS en matière douanière.
Selon l'art. 11 du contrat, tout litige qui se rapporterait à cette convention serait tranché par un tribunal arbitral ayant son siège à Islamabad (Pakistan). Il est établi que le Pakistan souhaitait augmenter ses recettes douanières grâce aux services de la SGS.
Le 12 décembre 1996, le Pakistan a communiqué à la SGS sa volonté de mettre fin à leur contrat. L'extinction des rapports contractuels donne lieu à un litige entre les parties.
B.- La SGS a déposé devant les tribunaux genevois une demande en paiement dirigée contre le Pakistan, auquel il réclame la somme de 8 368 430, 49 US$ avec intérêts, représentant - selon la demande - le solde dû par le Pakistan sur les factures de la SGS.
Le Pakistan a invoqué d'entrée de cause l'incompétence des tribunaux genevois, en faisant valoir notamment son immunité de juridiction et l'existence d'une clause compromissoire.
Par jugement du 24 juin 1999, le Tribunal de première instance du canton de Genève s'est déclaré incompétent pour connaître de la demande, retenant que la SGS devait agir devant le tribunal arbitral.
Saisie d'un appel, la Chambre civile de la Cour de justice, par arrêt du 23 juin 2000, a procédé à une substitution de motifs; elle a confirmé la décision d'incompétence des tribunaux genevois, mais en se fondant sur l'immunité de juridiction. La cour cantonale a estimé qu'en raison des tâches confiées à la SGS, le Pakistan avait agi "jure imperii" et pouvait valablement se prévaloir de l'immunité de juridiction; subsidiairement, elle a considéré que la cause ne présentait pas un lien suffisant avec la Suisse.
C.- La SGS recourt en réforme au Tribunal fédéral.
Soutenant que l'immunité de juridiction a été retenue à tort, elle conclut à l'annulation de l'arrêt du 23 juin 2000 et au renvoi de la cause à la cour cantonale.
Le Pakistan propose l'irrecevabilité, subsidiairement le rejet du recours et la confirmation de la décision attaquée.
D.- Par arrêt de ce jour, le Tribunal fédéral a rejeté, dans la mesure de sa recevabilité, un recours de droit public formé parallèlement par la SGS contre l'arrêt du 23 juin 2000.
Considérant en droit :
1.- a) Les règles sur l'immunité de juridiction reconnue aux Etats étrangers font partie des normes de droit fédéral sur la compétence (ATF 124 III 382 consid. 2a). Leur violation peut donc donner lieu à un recours en réforme (art. 43 al. 1 OJ).
Admettant l'immunité de juridiction, la cour cantonale s'est déclarée incompétente, excluant ainsi définitivement que la même action puisse être introduite entre les mêmes parties devant les tribunaux genevois. Il s'agit là d'une décision finale, qui est à ce titre sujette à recours (ATF 115 II 237 consid. 1b; Corboz, Le recours en réforme au Tribunal fédéral, SJ 2000 II p. 11).
Si la cour cantonale avait admis la compétence des tribunaux genevois, il s'agirait d'une décision incidente sur la compétence (ATF 124 III 382 consid. 4a), également susceptible d'un recours en réforme immédiat (art. 49 al. 1 et 48 al. 3 OJ).
b)Dans un recours en réforme, qui ne doit pas être confondu avec un recours cassatoire, la recourante ne doit pas se borner à demander l'annulation de la décision attaquée, mais elle doit également, en principe, prendre des conclusions sur le fond du litige; il n'est fait exception à cette règle que lorsque le Tribunal fédéral, en cas d'admission du recours, ne serait de toute manière pas en situation de statuer lui-même sur le fond et ne pourrait que renvoyer la cause à l'autorité cantonale (ATF 125 III 412 consid. 1b; 111 II 384 consid. 1; 106 II 201 consid. 1). En l'espèce, les constatations cantonales sont insuffisantes pour permettre au Tribunal fédéral de statuer lui-même sur l'autre exception d'incompétence (clause compromissoire) soulevée par l'intimée, puisque la cour cantonale a clairement choisi de laisser cette question de côté; dès lors que le Tribunal fédéral n'est pas en mesure de statuer lui-même définitivement sur la compétence, les conclusions formulées par la recourante sont admissibles.
c) Saisi d'un recours en réforme, le Tribunal fédéral doit conduire son raisonnement sur la base des faits contenus dans la décision attaquée, à moins que des dispositions fédérales en matière de preuve n'aient été violées, qu'il n'y ait lieu à rectification de constatations reposant sur une inadvertance manifeste (art. 63 al. 2 OJ) ou qu'il ne faille compléter les constatations de l'autorité cantonale parce que celle-ci n'a pas tenu compte de faits pertinents et régulièrement allégués (art. 64 OJ; ATF 126 III 59 consid. 2a et les arrêts cités). Dans la mesure où une partie recourante présente un état de fait qui s'écarte de celui contenu dans la décision attaquée sans se prévaloir de l'une des exceptions qui viennent d'être rappelées, il n'est pas possible d'en tenir compte. Il ne peut être présenté de griefs contre les constatations de fait, ni de faits ou de moyens de preuve nouveaux (art. 55 al. 1 let. c OJ).
2.- a) Lorsqu'un Etat se prévaut de l'immunité de juridiction, cette question doit être tranchée d'entrée de cause (ATF 124 III 382 consid. 3b).
Le principe de l'immunité de juridiction permet aux Etats étrangers qui en invoquent le bénéfice d'exclure à leur égard la compétence des tribunaux suisses dans les domaines relevant de leur souveraineté; ainsi compris, le principe de l'immunité de juridiction est une règle qui détermine la compétence des tribunaux suisses (ATF 124 III 382 consid. 4a).
La Suisse et le Pakistan ne sont pas liés par une convention sur l'immunité de juridiction. Le problème litigieux doit donc être résolu à la lumière des principes qui ont été posés par la jurisprudence du Tribunal fédéral (ATF 120 II 400 consid. 3d).
Depuis 1918 (ATF 44 I 49), le Tribunal fédéral s'est rallié à une conception restrictive de l'immunité des Etats. Selon cette jurisprudence, le principe de l'immunité de juridiction des Etats étrangers n'est pas une règle absolue.
Si l'Etat étranger a agi en vertu de sa souveraineté (jure imperii), il peut invoquer le principe de l'immunité de juridiction; si, en revanche, il a agi comme titulaire d'un droit privé ou au même titre qu'un particulier (jure gestionis), l'Etat étranger peut être assigné devant les tribunaux suisses, à condition toutefois que le rapport de droit privé auquel il est partie soit rattaché de manière suffisante au territoire suisse (ATF 124 III 382 consid. 4a; 120 II 400 consid. 4b).
La distinction des actes "jure gestionis" et "jure imperii" ne saurait se faire sur la seule base de leur rattachement au droit public ou au droit privé (ATF 124 III 382 consid. 4a). La jurisprudence considère comme déterminante la nature intrinsèque de l'opération; il s'agit de déterminer si l'acte qui fonde la créance litigieuse relève de la puissance publique, ou s'il s'agit d'un rapport juridique qui pourrait, dans une forme identique ou semblable, être conclu par deux particuliers (ATF 124 III 382 consid. 4a; 110 II 255 consid. 3a; 104 Ia 367 consid. 2 et consid. 4a; 86 I 23 consid. 2; cf. également ATF 120 II 400 consid. 4a).
A titre d'exemple, il a été jugé qu'un Etat agissait jure gestionis s'il garantissait, comme pourrait le faire un établissement bancaire ou un autre particulier, une opération de financement (ATF 124 III 382 s. consid. 4b); la solution est la même si un contrat de travail est conclu avec un aide de bureau (ATF 120 II consid. 2), un chauffeur, un portier, un jardinier ou un cuisinier (ATF 120 II 406 consid. 4b; pour un aperçu complet de la jurisprudence: Jolanta Kren Kostkiewicz, Staatenimmunität im Erkenntnis- und im Vollstreckungsverfahren nach schweizerischem Recht, p. 294 à 296).
b) La demanderesse est certes une société de droit privé et elle poursuit en l'occurrence un but lucratif; par ailleurs, l'Etat défendeur n'est pas, par rapport à elle, dans une position d'autorité. Ces constatations permettent seulement de conclure que le rapport relève du droit privé et qu'il s'agit bien d'une contestation civile susceptible d'un recours en réforme (cf. art. 44 et 46 OJ). Pour dire si l'Etat agit "jure imperii", il n'est cependant pas déterminant que le rapport juridique en cause relève du droit privé, plutôt que du droit public (ATF 124 III 382 consid. 4a). La question à résoudre est en définitive celle de savoir si la tâche confiée par le défendeur à la demanderesse relève ou non de l'autorité de l'Etat. On rappellera ici que l'immunité de juridiction procède d'une attitude de respect entre Etats, chacun s'abstenant de faire juger par ses tribunaux la manière dont un autre exerce ses tâches de souveraineté (cf. ATF 110 II 255 consid. 3a).
La convention passée entre les parties présente certaines analogies avec un contrat de travail, dans la mesure où la demanderesse fournit ses services au défendeur contre rémunération; on peut donc s'inspirer des critères d'examen dégagés par la jurisprudence en matière de contrat de travail. Dans ces cas-là, la jurisprudence examine si l'activité en cause est de celles qui pourraient aussi être confiées par un particulier (cuisinier, chauffeur, jardinier etc.) ou s'il s'agit d'une mission qui ne peut être conférée que par un Etat (par exemple la représentation diplomatique), de telle sorte qu'elle apparaît comme une activité étroitement liée à l'exercice de la puissance publique, lequel ne doit pas être soumis au jugement d'un tribunal étranger.
Le droit douanier fait partie du droit fiscal au sens large. Le prélèvement de l'impôt est un attribut de la souveraineté. En l'espèce, la demanderesse a été chargée de lutter contre la fraude fiscale, en inspectant matériellement des cargaisons au port d'embarquement, en évaluant la marchandise et en se prononçant sur la taxation douanière ou fiscale. Il s'agit là d'une tâche d'autorité à l'égard des administrés, habituellement confiée aux fonctionnaires des douanes. On ne voit pas qu'une telle mission puisse être donnée par un particulier, puisque l'imposition relève typiquement de l'activité étatique.
La demanderesse ne se trouvait pas dans une position subalterne, assimilable à celle d'un aide de bureau (cf.
ATF 120 II 400 consid. 2). En effet, le défendeur lui faisait confiance pour les inspections, les évaluations et la taxation, de telle sorte que la demanderesse devait jouer un rôle déterminant dans la lutte contre la fraude douanière.
L'entrée en matière sur la prétention litigieuse conduirait à examiner la conclusion et l'exécution du contrat.
Cela reviendrait à vérifier comment l'Etat défendeur, par l'entremise de la demanderesse, a exercé sa compétence douanière; or, l'immunité de juridiction a précisément pour but d'éviter qu'un tribunal n'ait à connaître de l'activité étatique d'un autre pays souverain (sans le consentement de ce dernier).
La cour cantonale n'a donc pas violé le droit fédéral en considérant que la demanderesse avait agi en vertu de sa souveraineté et qu'elle pouvait donc se prévaloir de l'immunité de juridiction.
La nature particulière de la mission confiée ne pouvait échapper à la demanderesse. La clause compromissoire avait certainement pour but de lui éviter d'avoir à plaider devant les tribunaux pakistanais. En raison de cette clause, la demanderesse ne saurait prétendre que le défendeur lui avait donné l'assurance qu'il renoncerait à se prévaloir de l'immunité et qu'il se soumettrait à la compétence des tribunaux suisses.
Dès lors que le défendeur a agi "jure imperii", il n'y a plus à se demander si la cause présente un lien suffisant avec la Suisse (cf. ATF 124 III 382 consid. 4a; 120 II 400 consid. 4) ou si la compétence des tribunaux genevois pourrait être déclinée pour un autre motif.
Sur tous les points pertinents, l'état de fait cantonal repose clairement sur les pièces produites; on ne saurait donc dire - comme le soutient la demanderesse - que la cour cantonale n'a pas mentionné le résultat de l'administration des preuves, en violation de l'art. 51 al. 1 let. c OJ.
3.- Les frais et dépens doivent être mis à la charge de la recourante qui succombe (art. 156 al. 1 et 159 al. 1 OJ).
Par ces motifs,
le Tribunal fédéral :
1. Rejette le recours et confirme l'arrêt attaqué;
2. Met un émolument judiciaire de 20 000 fr. à la charge de la recourante;
3. Dit que la recourante versera à l'Etat intimé une indemnité de 25 000 fr. à titre de dépens;
4. Communique le présent arrêt en copie aux mandataires des parties et la Chambre civile de la Cour de justice genevoise.
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Lausanne, le 23 novembre 2000 ECH
Au nom de la Ie Cour civile
du TRIBUNAL FEDERAL SUISSE:
Le président, La greffière,