BGer 4P.146/2000
 
BGer 4P.146/2000 vom 04.10.2000
[AZA 1/2]
4P.146/2000
Ie COUR CIVILE
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4 octobre 2000
Composition de la Cour: MM. Walter, président, Leu et Corboz,
juges. Greffier: M. Ramelet.
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Statuant sur le recours de droit public
formé par
Hussein Abdullatif, à Riyad (Arabie Saoudite), représenté par Me Jean Comina, avocat à Genève,
contre
l'arrêt rendu le 25 mai 2000 par la Chambre civile de la Cour de justice genevoise dans la cause qui oppose le recourant à Georges Mooser, à Genève, représenté par Me Jean-Marie Faivre, avocat à Genève;
(art. 9 et 29 al. 2 Cst. ; arbitraire; droit d'être entendu)
Vu les pièces du dossier d'où ressortent
les faits suivants:
A.- Par contrat du 18 octobre 1984, la société Saudi Finance Corporation S.A. (ci-après: Saudifin) accorda un prêt avec intérêts de 3 000 000 US$ pour une durée de trois ans à TGR Holding S.A. (ci-après: TGR), société anonyme au capital de 50 000 fr. ayant son siège à Fribourg, dont les administrateurs étaient Georges Mooser et Abdelmoumen Diouri, ce dernier étant l'actionnaire unique. Le même jour, les deux administrateurs de TGR signèrent, au nom de cette dernière, un billet à ordre du même montant en faveur de Saudifin.
Hussein Abdullatif, qui était un ami de Diouri, se porta garant du prêt par le nantissement d'actifs.
La somme empruntée fut transférée à Diouri, sous la seule signature de ce dernier. TGR n'inscrivit pas dans son bilan le prêt consenti par Saudifin; elle ne mentionna pas davantage le paiement d'intérêts dans son compte de pertes et profits. Dans le procès-verbal de l'assemblée générale du 10 janvier 1985, il fut indiqué que la seule activité de TGR consistait à détenir une créance pour un tiers représentant le montant de 3 000 000 US$.
TGR fut dans l'incapacité de rembourser le prêt à son échéance, le 18 octobre 1987, et d'honorer le billet à ordre. Georges Mooser déclara que la société agissait à titre fiduciaire pour un client.
Sur requête de Saudifin dans le cadre d'une poursuite pour effet de change, la faillite de TGR fut prononcée le 7 novembre 1988.
Saudifin sollicita le remboursement par le garant, Hussein Abdullatif, qui s'exécuta le 18 novembre 1988.
La masse en faillite de TGR céda à Abdullatif sa créance en responsabilité civile contre les organes de la société.
B.- Invoquant une violation des devoirs de l'administrateur et un dommage indirect subi par le créancier social, Hussein Abdullatif introduisit devant les tribunaux genevois une demande en paiement dirigée contre Georges Mooser, lui réclamant la somme de 3 000 000 US$ avec intérêts.
Le Tribunal de première instance (par jugement du 1er avril 1993), puis la Cour de justice (par arrêt du 22 septembre 1995) ont admis la demande.
Par arrêt du 27 août 1996, le Tribunal fédéral a annulé l'arrêt cantonal et renvoyé la cause à la Cour de justice pour nouveau jugement. En substance, il a rappelé que le créancier social ne pouvait invoquer un dommage indirect qu'à la condition que la société elle-même ait subi un dommage; en l'espèce, il convenait d'examiner si, d'après la volonté des parties, TGR était vraiment la cocontractante de Saudifin (même à titre fiduciaire pour le compte de Diouri) ou s'il s'agissait d'un contrat simulé, le prêt étant conclu directement entre Saudifin et Diouri, TGR ne servant que de paravent, sans être titulaire de droits ou d'obligations en relation avec le prêt.
Après avoir complété l'administration des preuves, le Tribunal de première instance, par jugement du 25 février 1999, a derechef admis la demande. Cependant, la cour cantonale, par arrêt du 25 mai 2000, a annulé ce jugement et entièrement débouté le demandeur de ses conclusions. Procédant à une appréciation des preuves, la cour cantonale est parvenue à la conviction que, selon la volonté réelle des parties, le prêt a été conclu directement entre Saudifin et Diouri, le contrat signé avec TGR n'étant qu'un acte simulé.
C.- Hussein Abdullatif saisit le Tribunal fédéral parallèlement d'un recours de droit public et d'un recours en réforme. Dans le recours de droit public, il se prévaut du droit d'être entendu et de l'interdiction de l'arbitraire, concluant à l'annulation de la décision attaquée.
L'intimé conclut au rejet du recours dans la mesure de sa recevabilité, alors que l'autorité cantonale se réfère aux considérants de son arrêt.
Considérant en droit :
1.- a) Conformément à la règle générale de l'art. 57 al. 5 OJ, il y a lieu de statuer d'abord sur le recours de droit public.
b) Le recours de droit public au Tribunal fédéral est ouvert contre une décision cantonale pour violation des droits constitutionnels des citoyens (art. 84 al. 1 let. a OJ).
L'arrêt rendu par la cour cantonale, qui est final, n'est susceptible d'aucun autre moyen de droit sur le plan fédéral ou cantonal dans la mesure où le recourant invoque la violation directe d'un droit de rang constitutionnel, de sorte que la règle de la subsidiarité du recours de droit public est respectée (art. 84 al. 2 et 86 al. 1 OJ). En revanche, si le recourant soulève une question relevant de l'application du droit fédéral, le grief n'est pas recevable, parce qu'il pouvait faire l'objet d'un recours en réforme (art. 43 al. 1 et 84 al. 2 OJ).
Le recourant est personnellement touché par la décision attaquée, qui rejette sa demande en paiement, de sorte qu'il a un intérêt personnel, actuel et juridiquement protégé à ce que cette décision n'ait pas été prise en violation de ses droits constitutionnels; en conséquence, il a qualité pour recourir (art. 88 OJ).
c) Saisi d'un recours de droit public, le Tribunal fédéral n'examine que les griefs d'ordre constitutionnel invoqués et suffisamment motivés dans l'acte de recours (art. 90 al. 1 let. b OJ; ATF 125 I 492 consid. 1b et les références; cf. également ATF 110 Ia 1 consid. 2a).
2.- a) Le recourant invoque tout d'abord une violation du droit d'être entendu, garanti par l'art. 29 al. 2 Cst.
C'est manifestement à tort qu'il se réfère à ce sujet à l'art. 4 aCst. , puisque cette disposition n'était plus en vigueur au moment où la cour cantonale a statué.
Il est douteux que ce grief réponde aux exigences de motivation de l'art. 90 al. 1 let. b OJ, dès l'instant où l'on discerne mal, en lisant l'acte de recours, de quelle manière ce droit constitutionnel aurait été violé.
Il semble que le recourant invoque le droit d'obtenir l'administration des preuves pertinentes valablement offertes (ATF 126 I 15 consid. 2a/aa; 124 I 49 consid. 3a, 241 consid. 2; 124 II 132 consid. 2b; 124 V 180 consid. 1a, 372 consid. 3b). On ne voit cependant pas en quoi il aurait été empêché d'apporter ses preuves, de sorte que ce grief est d'emblée infondé.
Il est possible que le recourant se réfère plutôt au devoir minimum incombant à l'autorité d'examiner et traiter les questions pertinentes (ATF 126 I 97 consid. 2b; 124 II 146 consid. 2a; 122 IV 8 consid. 2c). Cependant, contrairement à ce que paraît soutenir le recourant, la cour cantonale n'a pas méconnu la lettre du 15 octobre 1984 qu'il cite, puisqu'elle l'a mentionnée à la page 9 de l'arrêt attaqué, en expliquant quelles étaient les déductions que le premier juge en avait tirées. La cour cantonale a donc pris en considération cette pièce, satisfaisant ainsi à son devoir d'examiner les questions pertinentes; elle lui a cependant clairement préféré les éléments énumérés aux pages 10 et 11 de l'arrêt attaqué. Savoir si c'est à juste titre ou non que cette écriture a été écartée au profit d'autres éléments jugés plus convaincants est une pure question d'appréciation des preuves, qui n'a rien à voir avec le droit d'être entendu.
Si le recourant entendait se référer à l'obligation de motiver une décision, afin que son destinataire puisse la comprendre, l'attaquer utilement s'il y a lieu et que l'autorité de recours puisse exercer son contrôle (ATF 126 I 97 consid. 2b; 125 II 369 consid. 2c; 124 II 146 consid. 2a; 124 V 180 consid. 1a), le grief est également infondé. En effet, la cour cantonale a clairement indiqué, aux pages 10 et 11 de son arrêt, quels étaient les indices qui emportaient sa conviction, de sorte que le recourant pouvait connaître les raisons de la décision et l'attaquer utilement s'il s'y croyait fondé.
Il n'y a ainsi aucune trace d'une violation du droit d'être entendu.
b) Le recourant se réfère également à l'interdiction de l'arbitraire, découlant de l'art. 9 Cst.
Selon la jurisprudence, l'arbitraire ne résulte pas du seul fait qu'une autre solution pourrait entrer en considération ou même qu'elle serait préférable; le Tribunal fédéral ne s'écarte de la décision attaquée que lorsque celle-ci est manifestement insoutenable, qu'elle se trouve en contradiction claire avec la situation de fait, qu'elle viole gravement une norme ou un principe juridique indiscuté, ou encore lorsqu'elle heurte de manière choquante le sentiment de la justice et de l'équité; pour qu'une décision soit annulée pour cause d'arbitraire, il ne suffit pas que la motivation formulée soit insoutenable, il faut encore que la décision apparaisse arbitraire dans son résultat (ATF 125 I 166 consid. 2a; 125 II 10 consid. 3a, 129 consid. 5b; 124 I 247 consid. 5; 124 V 137 consid. 2b).
S'agissant plus précisément de l'appréciation des preuves, le juge tombe dans l'arbitraire si, sans raison sérieuse, il omet de prendre en considération un élément important propre à modifier la décision, s'il se fonde sur un moyen manifestement inapte à apporter la preuve, s'il a, de manière évidente, mal compris le sens et la portée d'un moyen de preuve ou encore, si, sur la base des éléments réunis, il a fait des déductions insoutenables.
Le recourant fait valoir que Diouri, dans la lettre du 15 octobre 1984, s'exprime au pluriel, ce qui confirmerait que le prêt devait être accordé à la société TGR. Il faut observer que cette lettre précède de quelques jours la conclusion du contrat, qui est daté du 18 octobre 1984. Elle procède manifestement du même esprit: elle fait apparaître la société TGR comme l'emprunteur. La question est cependant de savoir si cette apparence, voulue par Diouri, était ou non conforme à la réalité. Sous cet angle, la lettre émanant de Diouri n'apporte rien de plus que le contrat lui-même. On observe que Diouri, dans ce courrier, affirme - toujours au pluriel - que ce prêt leur permettra de développer leurs activités internationales. Or, on sait par l'examen des comptes que la société TGR, destinataire formel des fonds, n'a exercé aucune activité avec ceux-ci. Il s'agit là d'un indice fort qui permet de penser que la lettre de Diouri ne reflète pas ses intentions réelles. En choisissant d'écarter cette lettre au profit d'éléments plus probants, la cour cantonale n'est pas tombée dans l'arbitraire.
Dans son bilan, la société TGR n'a pas mentionné une dette à l'égard de Saudifin et une créance à l'encontre de Diouri. L'opération n'a été mentionnée que hors bilan, ce qui tend à montrer que TGR ne se sentait pas obligée par ce prêt.
Il a été constaté que des intérêts avaient été payés - l'arbitraire n'est pas invoqué sur ce point -, mais que le service des intérêts n'était pas apparu comme charge dans le compte de pertes et profits de TGR. On doit en déduire que ces intérêts n'ont pas été mis à la charge de TGR et qu'ils ont été payés directement par Diouri à Saudifin. Ce paiement direct est un indice solide que le prêt s'était conclu en réalité entre Diouri et Saudifin.
Il résulte d'un procès-verbal d'assemblée générale que la société TGR avait pour seule activité de "détenir" une créance pour un tiers; l'emploi du verbe "détenir" corrobore l'idée que la société ne s'estimait pas titulaire de droits ou d'obligations en relation avec ce prêt, mais qu'elle s'était bornée à rendre service à autrui.
Il ressort d'un témoignage que le recourant a voulu accorder un prêt à son ami Diouri. On ne voit pas ce que l'intervention de la société TGR - société sans actif au capital social minimum - aurait pu apporter dans cette opération, si ce n'est de permettre la dissimulation de l'identité réelle de l'emprunteur.
A la suite du non-remboursement du prêt, Diouri a accepté de remettre au recourant des actifs lui appartenant, ce qui tend à confirmer qu'il se considérait comme personnellement débiteur à son égard.
La cour cantonale est parvenue à la conviction que le contrat conclu entre Saudifin et TGR était simulé et que, selon la volonté réelle des parties, TGR n'était pas elle-même débitrice du prêt. Au vu des éléments rappelés ci-dessus cette conviction est en tout cas soutenable, de sorte que l'autorité cantonale n'est pas tombée dans l'arbitraire.
Dès lors que l'arrêt de renvoi invitait la cour cantonale à examiner une question qui lui avait échappé, il n'y a rien d'étonnant à ce que la question nouvelle l'ait amenée à jeter un regard différent sur le sens et la portée des documents versés à la procédure.
Si la cour cantonale a souligné que la société TGR n'avait qu'un capital social de 50 000 fr. et qu'elle n'avait pas d'actif, c'est probablement pour montrer que ce n'était pas elle qui devait développer une activité internationale à l'aide des fonds prêtés, comme le mentionne la lettre du 15 octobre 1984.
Que Saudifin, actionnaire minoritaire de TGR, se soit abstenue d'en approuver les comptes n'a rien d'étonnant et ne suffit pas à faire apparaître la décision attaquée comme arbitraire dans son résultat.
Les autres points soulevés par le recourant, notamment la question de savoir si Diouri avait procuration pour représenter seul TGR à l'égard de Saudifin, ne sont également pas de nature à rendre insoutenable la décision attaquée au point de vue de son résultat.
L'intimé soutient que la lettre du 15 octobre 1984 ne devait pas être prise en considération pour des raisons de procédure cantonale; cette question n'a pas à être examinée, puisqu'une partie intimée n'est pas habilitée à présenter elle-même des griefs à l'encontre de la décision cantonale.
3.- Il suit de là que le recours doit être rejeté dans la mesure de sa recevabilité. Vu l'issue du recours, les frais et dépens doivent être mis à la charge du recourant qui succombe (art. 156 al. 1 et 159 al. 1 OJ).
Par ces motifs,
le Tribunal fédéral :
1. Rejette le recours dans la mesure où il est recevable;
2. Met un émolument judiciaire de 20 000 fr. à la charge du recourant;
3. Dit que le recourant versera à l'intimé une indemnité de 25 000 fr. à titre de dépens;
4. Communique le présent arrêt en copie aux mandataires des parties et à la Chambre civile de la Cour de justice genevoise.
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Lausanne, le 4 octobre 2000 ECH
Au nom de la Ie Cour civile
du TRIBUNAL FEDERAL SUISSE:
Le Président,
Le Greffier,